Huysmans (Joris Karl)
À Rebours (1884)
Copiste : Denis Constales (dcons@world.std.com)
License ABU
Version 1, Aout 1997
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ENTETE
<IDENT arebours>
<IDENT_AUTEURS huysmansj>
<IDENT_COPISTES constalesd>
<ARCHIVE http://cage.rug.ac.be/~dc/index.html>
<VERSION 1>
<DROITS 0>
<TITRE À Rebours (1884)>
<GENRE prose>
<AUTEUR Joris-Karl Huysmans (1848-1907)>
<COPISTE Denis Constales (dcons@world.std.com)>
<NOTESPROD>
Encodé à partir de l'édition de 1924 (Au Sans Pareil, Paris) par Denis
Constales (dcons@world.std.com).
Ceci est la version du 27 février 1997. Ce texte a été communiqué à
l'ABU.
</NOTESPROD>
NOTICE.
À en juger par les quelques portraits conservés au château
de Lourps, la famille des Floressas des Esseintes avait été, au
temps jadis, composée d'athlétiques soudards, de rébarbatifs
reîtres. Serrés, à l'étroit dans leurs vieux cadres
qu'ils barraient de leurs fortes épaules, ils alarmaient avec leurs yeux
fixes, leurs moustaches en yatagans, leur poitrine dont l'arc bombé remplissait
l'énorme coquille des cuirasses.
Ceux-là étaient les ancêtres; les portraits de leurs descendants
manquaient; un trou existait dans la filière des visages de cette race;
une seule toile servait d'intermédiaire, mettait un point de suture entre
le passé et le présent, une tête mystérieuse et rusée,
aux traits morts et tirés, aux pommettes ponctuées d'une virgule
de fard, aux cheveux gommés et enroulés de perles, au col tendu
et peint, sortant des cannelures d'une rigide fraise.
Déjà, dans cette image de l'un des plus intimes familiers du duc
d'Epernon et du marquis d'O, les vices d'un tempérament appauvri, la
prédominance de la lymphe dans le sang, apparaissaient.
La décadence de cette ancienne maison avait, sans nul doute, suivi régulièrement
son cours; l'effémination des mâles était allée en
s'accentuant; comme pour achever l'oeuvre des âges, les des Esseintes
marièrent, pendant deux siècles, leurs enfants entre eux, usant
leur reste de vigueur dans les unions consanguines.
De cette famille naguère si nombreuse qu'elle occupait presque tous les
territoires de l'Ile-de-France et de la Brie, un seul rejeton vivait, le duc
Jean, un grêle jeune homme de trente ans, anémique et nerveux,
aux joues caves, aux yeux d'un bleu froid d'acier, au nez éventé
et pourtant droit, aux mains sèches et fluettes.
Par un singulier phénomène d'atavisme, le dernier descendant ressemblait
à l'antique aïeul, au mignon, dont il avait la barbe en pointe d'un
blond extraordinairement pâle et l'expression ambiguë, tout à
la fois lasse et habile.
Son enfance avait été funèbre. Menacée de scrofules,
accablée par d'opiniâtres fièvres, elle parvint cependant,
à l'aide de grand air et de soins, à franchir les brisants de
la nubilité, et alors les nerfs prirent le dessus, matèrent les
langueurs et les abandons de la chlorose, menèrent jusqu'à leur
entier développement les progressions de la croissance.
La mère, une longue femme, silencieuse et blanche, mourut d'épuisement;
à son tour le père décéda d'une maladie vague; des
Esseintes atteignait alors sa dix-septième année.
Il n'avait gardé de ses parents qu'un souvenir apeuré, sans reconnaissance,
sans affection. Son père, qui demeurait d'ordinaire à Paris, il
le connaissait à peine; sa mère, il se la rappelait, immobile
et couchée, dans une chambre obscure du château de Lourps. Rarement,
le mari et la femme étaient réunis, et de ces jours-là,
il se remémorait des entrevues décolorées, le père
et la mère assis, en face l'un de l'autre, devant un guéridon
qui était seul éclairé par une lampe au grand abat-jour
très baissé, car la duchesse ne pouvait supporter sans crises
de nerfs la clarté et le bruit; dans l'ombre, ils échangeaient
deux mots à peine, puis le duc s'éloignait indifférent
et ressautait au plus vite dans le premier train.
Chez les jésuites où Jean fut dépêché pour
faire ses classes, son existence fut plus bienveillante et plus douce. Les Pères
se mirent à choyer l'enfant dont l'intelligence les étonnait;
cependant, en dépit de leurs efforts, ils ne purent obtenir qu'il se
livrât à des études disciplinées; il mordait à
certains travaux, devenait prématurément ferré sur la langue
latine, mais, en revanche, il était absolument incapable d'expliquer
deux mots de grec, ne témoignait d'aucune aptitude pour les langues vivantes,
et il se révéla tel qu'un être parfaitement obtus, dès
qu'on s'efforça de lui apprendre les premiers éléments
des sciences.
Sa famille se préoccupait peu de lui; parfois son père venait
le visiter au pensionnat: « Bonjour, bonsoir, sois sage et travaille bien.
» Aux vacances, l'été, il partait pour le château
de Lourps; sa présence ne tirait pas sa mère de ses rêveries;
elle l'apercevait à peine, ou le contemplait, pendant quelques secondes,
avec un sourire presque douloureux, puis elle s'absorbait de nouveau dans la
nuit factice dont les épais rideaux des croisées enveloppaient
la chambre.
Les domestiques étaient ennuyés et vieux. L'enfant, abandonné
à lui-même, fouillait dans les livres, les jours de pluie; errait,
par les après-midi de beau temps, dans la campagne.
Sa grande joie était de descendre dans le vallon, de gagner Jutigny,
un village planté au pied des collines, un petit tas de maisonnettes
coiffées de bonnets de chaume parsemés de touffes de joubarbe
et de bouquets de mousse. Il se couchait dans la prairie, à l'ombre des
hautes meules, écoutant le bruit sourd des moulins à eau, humant
le souffle frais de la Voulzie. Parfois, il poussait jusqu'aux tourbières,
jusqu'au hameau vert et noir de Longueville, ou bien il grimpait sur les côtes
balayées par le vent et d'où l'étendue était immense.
Là, il avait d'un côté, sous lui, la vallée de la
Seine, fuyant à perte de vue et se confondant avec le bleu du ciel fermé
au loin; de l'autre, tout en haut, à l'horizon, les églises et
la tour de Provins qui semblaient trembler, au soleil, dans la pulvérulence
dorée de l'air.
Il lisait ou rêvait, s'abreuvait jusqu'à la nuit de solitude; à
force de méditer sur les mêmes pensées, son esprit se concentra
et ses idées encore indécises mûrirent. Après chaque
vacance, il revenait chez ses maîtres plus réfléchi et plus
têtu; ces changements ne leur échappaient pas; perspicaces et retors,
habitués par leur métier à sonder jusqu'au plus profond
des âmes, ils ne furent point les dupes de cette intelligence éveillée
mais indocile; ils comprirent que jamais cet élève ne contribuerait
à la gloire de leur maison, et comme sa famille était riche et
paraissait se désintéresser de son avenir, ils renoncèrent
aussitôt à le diriger sur les profitables carrières des
écoles; bien qu'il discutât volontiers avec eux sur toutes les
doctrines théologiques qui le sollicitaient par leurs subtilités
et leurs arguties, ils ne songèrent même pas à le destiner
aux Ordres, car malgré leurs efforts sa foi demeurait débile;
en dernier ressort, par prudence, par peur de l'inconnu, ils le laissèrent
travailler aux études qui lui plaisaient et négliger les autres,
ne voulant pas s'aliéner cet esprit indépendant, par des tracasseries
de pions laïques.
Il vécut ainsi, parfaitement heureux, sentant à peine le joug
paternel des prêtres; il continua ses études latines et françaises,
à sa guise, et, encore que la théologie ne figurât point
dans les programmes de ses classes, il compléta l'apprentissage de cette
science qu'il avait commencée au château de Lourps, dans la bibliothèque
léguée par son arrière-grand-oncle Dom Prosper, ancien
prieur des chanoines réguliers de Saint-Ruf.
Le moment échut pourtant où il fallut quitter l'institution des
jésuites; il atteignait sa majorité et devenait maître de
sa fortune; son cousin et tuteur le comte de Montchevrel lui rendit ses comptes.
Les relations qu'ils entretinrent furent de durée courte, car il ne pouvait
y avoir aucun point de contact entre ces deux hommes dont l'un était
vieux et l'autre jeune. Par curiosité, par désoeuvrement, par
politesse, des Esseintes fréquenta cette famille et il subit, plusieurs
fois, dans son hôtel de la rue de la Chaise, d'écrasantes soirées
où des parentes, antiques comme le monde, s'entretenaient de quartiers
de noblesse, de lunes héraldiques, de cérémoniaux surannés.
Plus que ces douairières, les hommes rassemblés autour d'un whist,
se révélaient ainsi que des êtres immuables et nuls; là,
les descendants des anciens preux, les dernières branches des races féodales,
apparurent à des Esseintes sous les traits de vieillards catarrheux et
maniaques, rabâchant d'insipides discours, de centenaires phrases. De
même que dans la tige coupée d'une fougère, une fleur de
lis semblait seule empreinte dans la pulpe ramollie de ces vieux crânes.
Une indicible pitié vint au jeune homme pour ces momies ensevelies dans
leurs hypogées pompadour à boiseries et à rocailles, pour
ces maussades lendores qui vivaient, l'oeil constamment fixé sur un vague
Chanaan, sur une imaginaire Palestine.
Après quelques séances dans ce milieu, il se résolut, malgré
les invitations et les reproches, à n'y plus jamais mettre les pieds.
Il se prit alors à frayer avec les jeunes gens de son âge et de
son monde.
Les uns, élevés avec lui dans les pensions religieuses, avaient
gardé de cette éducation une marque spéciale. Ils suivaient
les offices, communiaient à Pâques, hantaient les cercles catholiques
et ils se cachaient ainsi que d'un crime des assauts qu'ils livraient aux filles,
en baissant les yeux. C'étaient, pour la plupart, des bellâtres
inintelligents et asservis, de victorieux cancres qui avaient lassé la
patience de leurs professeurs, mais avaient néanmoins satisfait à
leur volonté de déposer, dans la société, des êtres
obéissants et pieux.
Les autres, élevés dans les collèges de l'État ou
dans les lycées, étaient moins hypocrites et plus libres, mais
ils n'étaient ni plus intéressants ni moins étroits. Ceux-là
étaient des noceurs, épris d'opérettes et de courses, jouant
le lansquenet et le baccarat, pariant des fortunes sur des chevaux, sur des
cartes, sur tous les plaisirs chers aux gens creux. Après une année
d'épreuve, une immense lassitude résulta de cette compagnie dont
les débauches lui semblèrent basses et faciles, faites sans discernement,
sans apparat fébrile, sans réelle surexcitation de sang et de
nerfs.
Peu à peu, il les quitta, et il approcha les hommes de lettres avec lesquels
sa pensée devait rencontrer plus d'affinités et se sentir mieux
à l'aise. Ce fut un nouveau leurre; il demeura révolté
par leurs jugements rancuniers et mesquins, par leur conversation aussi banale
qu'une porte d'église, par leurs dégoûtantes discussions,
jaugeant la valeur d'une oeuvre selon le nombre des éditions et le bénéfice
de la vente. En même temps il aperçut les libres penseurs, les
doctrinaires de la bourgeoisie, des gens qui réclamaient toutes les libertés
pour étrangler les opinions des autres, d'avides et d'éhontés
puritains, qu'il estima, comme éducation, inférieurs au cordonnier
du coin.
Son mépris de l'humanité s'accrut; il comprit enfin que le monde
est, en majeure partie, composé de sacripants et d'imbéciles.
Décidément, il n'avait aucun espoir de découvrir chez autrui
les mêmes aspirations et les mêmes haines, aucun espoir de s'accoupler
avec une intelligence qui se complût, ainsi que la sienne, dans une studieuse
décrépitude, aucun espoir d'adjoindre un esprit pointu et chantourné
tel que le sien, à celui d'un écrivain ou d'un lettré.
Énervé, mal à l'aise, indigné par l'insignifiance
des idées échangées et reçues, il devenait comme
ces gens dont a parlé Nicole, qui sont douloureux partout; il en arrivait
à s'écorcher constamment l'épiderme, à souffrir
des balivernes patriotiques et sociales débitées, chaque matin,
dans les journaux, à s'exagérer la portée des succès
qu'un tout-puissant public réserve toujours et quand même aux oeuvres
écrites sans idées et sans style.
Déjà il rêvait à une thébaïde raffinée,
à un désert confortable, à une arche immobile et tiède
où il se réfugierait loin de l'incessant déluge de la sottise
humaine.
Une seule passion, la femme, eût pu le retenir dans cet universel dédain
qui le poignait, mais celle-là était, elle aussi, usée.
Il avait touché aux repas charnels, avec un appétit d'homme quinteux,
affecté de maladie, obsédé de fringales et dont le palais
s'émousse et se blase vite; au temps où il compagnonnait avec
les hobereaux, il avait participé à ces spacieux soupers où
des femmes soûles se dégrafent au dessert et battent la table avec
leur tête; il avait aussi parcouru les coulisses, tâté des
actrices et des chanteuses, subi, en sus de la bêtise innée des
femmes, la délirante vanité des cabotines; puis il avait entretenu
des filles déjà célèbres et contribué à
la fortune de ces agences qui fournissent, moyennant salaire, des plaisirs contestables;
enfin, repu, las de ce luxe similaire, de ces caresses identiques il avait plongé
dans les bas-fonds, espérant ravitailler ses désirs par le contraste,
pensant stimuler ses sens assoupis par l'excitante malpropreté de la
misère.
Quoi qu'il tentât, un immense ennui l'opprimait. Il s'acharna, recourut
aux périlleuses caresses des virtuoses, mais alors sa santé faiblit
et son système nerveux s'exacerba; la nuque devenait déjà
sensible et la main remuait droite encore lorsqu'elle saisissait un objet lourd,
capricante et penchée quand elle tenait quelque chose de léger
tel qu'un petit verre.
Les médecins consultés l'effrayèrent. Il était temps
d'enrayer cette vie, de renoncer à ces manoeuvres qui alitaient ses forces.
Il demeura, pendant quelque temps, tranquille; mais bientôt le cervelet
s'exalta, appela de nouveau aux armes. De même que ces gamines qui, sous
le coup de la puberté, s'affament de mets altérés ou abjects,
il en vint à rêver, à pratiquer les amours exceptionnelles,
les joies déviées; alors, ce fut la fin; comme satisfaits d'avoir
tout épuisé, comme fourbus de fatigues, ses sens tombèrent
en léthargie, l'impuissance fut proche.
Il se retrouva sur le chemin, dégrisé, seul, abominablement lassé,
implorant une fin que la lâcheté de sa chair l'empêchait
d'atteindre.
Ses idées de se blottir, loin du monde, de se calfeutrer dans une retraite,
d'assourdir, ainsi que pour ces malades dont on couvre la rue de paille, le
vacarme roulant de l'inflexible vie, se renforcèrent.
Il était d'ailleurs temps de se résoudre; le compte qu'il fit
de sa fortune l'épouvanta; en folies, en noces, il avait dévoré
la majeure partie de son patrimoine, et l'autre partie, placée en terres,
ne rapportait que des intérêts dérisoires.
Il se détermina à vendre le château de Lourps où
il n'allait plus et où il n'oubliait derrière lui aucun souvenir
attachant, aucun regret; il liquida aussi ses autres biens, acheta des rentes
sur l'État, réunit de la sorte un revenu annuel de cinquante mille
livres et se réserva, en plus, une somme ronde destinée à
payer et à meubler la maisonnette où il se proposait de baigner
dans une définitive quiétude.
Il fouilla les environs de la capitale, et découvrit une bicoque à
vendre, en haut de Fontenay-aux-Roses, dans un endroit écarté,
sans voisins, près du fort: son rêve était exaucé;
dans ce pays peu ravagé par les Parisiens, il était certain d'être
à l'abri; la difficulté des communications mal assurées
par un ridicule chemin de fer, situé au bout de la ville, et par de petits
tramways, partant et marchant à leur guise, le rassurait. En songeant
à la nouvelle existence qu'il voulait organiser, il éprouvait
une allégresse d'autant plus vive qu'il se voyait retiré assez
loin déjà, sur la berge, pour que le flot de Paris ne l'atteignît
plus et assez près cependant pour que cette proximité de la capitale
le confirmât dans sa solitude. Et, en effet, puisqu'il suffit qu'on soit
dans l'impossibilité de se rendre à un endroit pour qu'aussitôt
le désir d'y aller vous prenne, il avait des chances, en ne se barrant
pas complètement la route, de n'être assailli par aucun regain
de société, par aucun regret.
Il mit les maçons sur la maison qu'il avait acquise, puis, brusquement,
un jour, sans faire part à qui que ce fût de ses projets, il se
débarrassa de son ancien mobilier, congédia ses domestiques et
disparut, sans laisser au concierge aucune adresse.
CHAPITRE PREMIER.
Plus de deux mois s'écoulèrent avant que des Esseintes pût
s'immerger dans le silencieux repos de sa maison de Fontenay; des achats de
toute sorte l'obligeaient à déambuler encore dans Paris, à
battre la ville d'un bout à l'autre.
Et pourtant à quelles perquisitions n'avait-il pas eu recours, à
quelles méditations ne s'était-il point livré, avant que
de confier son logement aux tapissiers!
Il était depuis longtemps expert aux sincérités et aux
faux-fuyants des tons. Jadis, alors qu'il recevait chez lui des femmes, il avait
composé un boudoir où, au milieu des petits meubles sculptés
dans le pâle camphrier du Japon, sous une espèce de tente en satin
rose des Indes, les chairs se coloraient doucement aux lumières apprêtées
que blutait l'étoffe.
Cette pièce où des glaces se faisaient écho et se renvoyaient
à perte de vue, dans les murs, des enfilades de boudoirs roses, avait
été célèbre parmi les filles qui se complaisaient
à tremper leur nudité dans ce bain d'incarnat tiède qu'aromatisait
l'odeur de menthe dégagée par le bois des meubles.
Mais, en mettant même de côté les bienfaits de cet air fardé
qui paraissait transfuser un nouveau sang sous les peaux défraîchies
et usées par l'habitude des céruses et l'abus des nuits, il goûtait
pour son propre compte, dans ce languissant milieu, des allégresses particulières,
des plaisirs que rendaient extrêmes et qu'activaient, en quelque sorte,
les souvenirs des maux passés, des ennuis défunts.
Ainsi, par haine, par mépris de son enfance, il avait pendu au plafond
de cette pièce une petite cage en fil d'argent où un grillon enfermé
chantait comme dans les cendres des cheminées du château de Lourps;
quand il écoutait ce cri tant de fois entendu, toutes les soirées
contraintes et muettes chez sa mère, tout l'abandon d'une jeunesse souffrante
et refoulée, se bousculaient devant lui, et alors, aux secousses de la
femme qu'il caressait machinalement et dont les paroles ou le rire rompaient
sa vision et le ramenaient brusquement dans la réalité, dans le
boudoir à terre, un tumulte se levait en son âme, un besoin de
vengeance des tristesses endurées, une rage de salir par des turpitudes
des souvenirs de famille, un désir furieux de panteler sur des coussins
de chair, d'épuiser jusqu'à leurs dernières gouttes, les
plus véhémentes et les plus âcres des folies charnelles.
D'autres fois encore, quand le spleen le pressait, quand par les temps pluvieux
d'automne, l'aversion de la rue, du chez soi, du ciel en boue jaune, des nuages
en macadam, l'assaillait, il se réfugiait dans ce réduit, agitait
légèrement la cage et la regardait se répercuter à
l'infini dans le jeu des glaces, jusqu'à ce que ses yeux grisés
s'aperçussent que la cage ne bougeait point, mais que tout le boudoir
vacillait et tournait, emplissant la maison d'une valse rose.
Puis, au temps où il jugeait nécessaire de se singulariser, des
Esseintes avait aussi créé des ameublements fastueusement étranges,
divisant son salon en une série de niches, diversement tapissées
et pouvant se relier par une subtile analogie, par un vague accord de teintes
joyeuses ou sombres, délicates ou barbares, au caractère des oeuvres
latines et françaises qu'il aimait. Il s'installait alors dans celle
de ces niches dont le décor lui semblait le mieux correspondre à
l'essence même de l'ouvrage que son caprice du moment l'amenait à
lire.
Enfin, il avait fait préparer une haute salle, destinée à
la réception de ses fournisseurs; ils entraient, s'asseyaient les uns
à côté des autres, dans des stalles d'église, et
alors il montait dans une chaire magistrale et prêchait le sermon sur
le dandysme, adjurant ses bottiers et ses tailleurs de se conformer, de la façon
la plus absolue, à ses brefs en matière de coupe, les menaçant
d'une excommunication pécuniaire s'ils ne suivaient pas, à la
lettre, les instructions contenues dans ses monitoires et ses bulles.
Il s'acquit la réputation d'un excentrique qu'il paracheva en se vêtant
de costumes de velours blanc, de gilets d'orfroi, en plantant, en guise de cravate,
un bouquet de Parme dans l'échancrure décolletée d'une
chemise, en donnant aux hommes de lettres des dîners retentissants un
entre autres, renouvelé du XVIIIe siècle, où, pour célébrer
la plus futile des mésaventures, il avait organisé un repas de
deuil.
Dans la salle à manger tendue de noir, ouverte sur le jardin de sa maison
subitement transformé, montrant ses allées poudrées de
charbon, son petit bassin maintenant bordé d'une margelle de basalte
et rempli d'encre et ses massifs tout disposés de cyprès et de
pins, le dîner avait été apporté sur une nappe noire,
garnie de corbeilles de violettes et de scabieuses, éclairée par
des candélabres où brûlaient des flammes vertes et par des
chandeliers où flambaient des cierges.
Tandis qu'un orchestre dissimulé jouait des marches funèbres,
les convives avaient été servis par des négresses nues,
avec des mules et des bas en toile d'argent, semée de larmes.
On avait mangé dans des assiettes bordées de noir, des soupes
à la tortue, des pains de seigle russe, des olives mûres de Turquie,
du caviar, des poutargues de mulets, des boudins fumés de Francfort,
des gibiers aux sauces couleur de jus de réglisse et de cirage, des coulis
de truffes, des crèmes ambrées au chocolat, des poudings, des
brugnons, des raisinés, des mûres et des guignes; bu, dans des
verres sombres, les vins de la Limagne et du Roussillon, des Tenedos, des Val
de Pefias et des Porto; savouré, après le café et le brou
de noix, des kwas, des porter et des stout.
Le dîner de faire-part d'une virilité momentanément morte,
était-il écrit sur les lettres d'invitations semblables à
celles des enterrements.
Mais ces extravagances dont il se glorifiait jadis s'étaient, d'elles-mêmes,
consumées; aujourd'hui, le mépris lui était venu de ces
ostentations puériles et surannées, de ces vêtements anormaux,
de ces embellies de logements bizarres. Il songeait simplement à se composer,
pour son plaisir personnel et non plus pour l'étonnement des autres,
un intérieur confortable et paré néanmoins d'une façon
rare, à se façonner une installation curieuse et calme, appropriée
aux besoins de sa future solitude.
Lorsque la maison de Fontenay fut prête et agencée, suivant ses
désirs et ses plans, par un architecte; lorsqu'il ne resta plus qu'à
déterminer l'ordonnance de l'ameublement et du décor, il passa
de nouveau et longuement en revue la série des couleurs et des nuances.
Ce qu'il voulait, c'étaient des couleurs dont l'expression s'affirmât
aux lumières factices des lampes; peu lui importait même qu'elles
fussent, aux lueurs du jour, insipides ou rêches, car il ne vivait guère
que la nuit, pensant qu'on était mieux chez soi, plus seul, et que l'esprit
ne s'excitait et ne crépitait réellement qu'au contact voisin
de l'ombre; il trouvait aussi une jouissance particulière à se
tenir dans une chambre largement éclairée, seul éveillé
et debout, au milieu des maisons enténébrées et endormies,
une sorte de jouissance où il entrait peut-être une pointe de vanité,
une satisfaction toute singulière, que connaissent les travailleurs attardés
alors que, soulevant les rideaux des fenêtres, ils s'aperçoivent
autour d'eux que tout est éteint, que tout est muet, que tout est mort.
Lentement, il tria, un à un, les tons.
Le bleu tire aux flambeaux sur un faux vert; s'il est foncé comme le
cobalt et l'indigo, il devient noir; s'il est clair, il tourne au gris; s'il
est sincère et doux comme la turquoise, il se ternit et se glace.
À moins donc de l'associer, ainsi qu'un adjuvant, à une autre
couleur, il ne pouvait être question d'en faire la note dominante d'une
pièce.
D'un autre côté, les gris fer se renfrognent encore et s'alourdissent;
les gris de perle perdent leur azur et se métamorphosent en un blanc
sale; les bruns s'endorment et se froidissent; quant aux verts foncés,
ainsi que les verts empereur et les verts myrte, ils agissent de même
que les gros bleus et fusionnent avec les noirs; restaient donc les verts plus
pâles, tels que le vert paon, les cinabres et les laques, mais alors la
lumière exile leur bleu et ne détient plus que leur jaune qui
ne garde, à son tour, qu'un ton faux, qu'une saveur trouble.
Il n'y avait pas à songer davantage aux saumons, aux maïs et aux
roses dont les efféminations contrarieraient les pensées de l'isolement;
il n'y avait pas enfin à méditer sur les violets qui se dépouillent;
le rouge surnage seul, le soir, et quel rouge! un rouge visqueux, un lie-de-vin
ignoble; il lui paraissait d'ailleurs bien inutile de recourir à cette
couleur, puisqu'en s'ingérant de la santonine, à certaine dose,
l'on voit violet et qu'il est dès lors facile de se changer, et sans
y toucher, la teinte de ses tentures.
Ces couleurs écartées, trois demeuraient seulement: le rouge,
l'orangé, le jaune.
À toutes, il préférait l'orangé, confirmant ainsi
par son propre exemple, la vérité d'une théorie qu'il déclarait
d'une exactitude presque mathématique: à savoir, qu'une harmonie
existe entre la nature sensuelle d'un individu vraiment artiste et la couleur
que ses yeux voient d'une façon plus spéciale et plus vive.
En négligeant, en effet, le commun des hommes dont les grossières
rétines ne perçoivent ni la cadence propre à chacune des
couleurs, ni le charme mystérieux de leurs dégradations et de
leurs nuances; en négligeant aussi ces yeux bourgeois, insensibles à
la pompe et à la victoire des teintes vibrantes et fortes; en ne conservant
plus alors que les gens aux pupilles raffinées, exercées par la
littérature et par l'art, il lui semblait certain que l'oeil de celui
d'entre eux qui rêve d'idéal, qui réclame des illusions,
sollicite des voiles dans le coucher, est généralement caressé
par le bleu et ses dérivés, tels que le mauve, le lilas, le gris
de perle, pourvu toutefois qu'ils demeurent attendris et ne dépassent
pas la lisière où il aliènent leur personnalité
et se transforment en de purs violets, en de francs gris.
Les gens, au contraire, qui hussardent, les pléthoriques, les beaux sanguins,
les solides mâles qui dédaignent les entrées et les épisodes
et se ruent, en perdant aussitôt la tête, ceux-là se complaisent,
pour la plupart, aux lueurs éclatantes des jaunes et des rouges, aux
coups de cymbales des vermillons et des chromes qui les aveuglent et qui les
soûlent.
Enfin, les yeux des gens affaiblis et nerveux dont l'appétit sensuel
quête des mets relevés par les fumages et les saumures, les yeux
des gens surexcités et étiques chérissent, presque tous,
cette couleur irritante et maladive, aux splendeurs fictives, aux fièvres
acides: l'orangé.
Le choix de des Esseintes ne pouvait donc prêter au moindre doute; mais
d'incontestables difficultés se présentaient encore. Si le rouge
et le jaune se magnifient aux lumières, il n'en est pas toujours de même
de leur composé, l'orangé, qui s'emporte, et se transmue souvent
en un rouge capucine, en un rouge feu.
Il étudia aux bougies toutes ses nuances, en découvrit une qui
lui parut ne pas devoir se déséquilibrer et se soustraire aux
exigences qu'il attendait d'elle; ces préliminaires terminés,
il tâcha de ne pas user, autant que possible pour son cabinet au moins,
des étoffes et des tapis de l'Orient, devenus, maintenant que les négociants
enrichis se les procurent dans les magasins de nouveautés, au rabais,
si fastidieux et si communs.
Il se résolut, en fin de compte, à faire relier ses murs comme
des livres, avec du maroquin, à gros grains écrasés, avec
de la peau du Cap, glacée par de fortes plaques d'acier, sous une puissante
presse.
Les lambris une fois parés, il fit peindre les baguettes et les hautes
plinthes en un indigo foncé, en un indigo laqué, semblable à
celui que les carrossiers emploient pour les panneaux des voitures, et le plafond,
un peu arrondi, également tendu de maroquin, ouvrit tel qu'un immense
oeil-de-boeuf, enchâssé dans sa peau d'orange, un cercle de firmament
en soie bleu de roi, au milieu duquel montaient, à tire-d'ailes, des
séraphins d'argent, naguère brodés par la confrérie
des tisserands de Cologne, pour une ancienne chape.
Après que la mise en place fut effectuée, le soir, tout cela se
concilia, se tempéra, s'assit: les boiseries immobilisèrent leur
bleu soutenu et comme échauffé par les oranges qui se maintinrent,
à leur tour, sans s'adultérer, appuyés et, en quelque sorte,
attisés qu'ils furent par le souffle pressant des bleus.
En fait de meubles, des Esseintes n'eut pas de longues recherches à opérer,
le seul luxe de cette pièce devant consister en des livres et des fleurs
rares; il se borna, se réservant d'orner plus tard, de quelques dessins
ou de quelques tableaux, les cloisons demeurées nues, à établir
sur la majeure partie de ses murs des rayons et des casiers de bibliothèque
en bois d'ébène, à joncher le parquet de peaux de bêtes
fauves et de fourrures de renards bleus, à installer près d'une
massive table de changeur du XVe siècle, de profonds fauteuils à
oreillettes et un vieux pupitre de chapelle, en fer forgé, un de ces
antiques lutrins sur lesquels le diacre plaçait jadis l'antiphonaire
et qui supportait maintenant l'un des pesants in-folios du Glossarium mediae
et infimae latinitatis de du Cange.
Les croisées dont les vitres, craquelées, bleuâtres, parsemées
de culs de bouteille aux bosses piquetées d'or, interceptaient la vue
de la campagne et ne laissaient pénétrer qu'une lumière
feinte, se vêtirent, à leur tour, de rideaux taillés dans
de vieilles étoles, dont l'or assombri et quasi sauré, s'éteignait
dans la trame d'un roux presque mort.
Enfin, sur la cheminée dont la robe fut, elle aussi, découpée
dans la somptueuse étoffe d'une dalmatique florentine, entre deux ostensoirs,
en cuivre doré, de style byzantin, provenant de l'ancienne Abbaye-au-Bois
de Bièvre, un merveilleux canon d'église, aux trois compartiments
séparés, ouvragés comme une dentelle, contint, sous le
verre de son cadre, copiées sur un authentique vélin, avec d'admirables
lettres de missel et de splendides enluminures: trois pièces de Baudelaire:
à droite et à gauche, les sonnets portant ces titres « la
Mort des Amants » - « l'Ennemi »; - au milieu, le poème
en prose intitulé: « anywhere out of the world. - N'importe où,
hors du monde ».
CHAPITRE II.
Après la vente de ses biens, des Esseintes garda les deux vieux domestiques
qui avaient soigné sa mère et rempli tout à la fois l'office
de régisseurs et de concierges du château de Lourps, demeuré
jusqu'à l'époque de sa mise en adjudication inhabité et
vide.
Il fit venir à Fontenay ce ménage habitué à un emploi
de garde-malade, à une régularité d'infirmiers distribuant,
d'heure en heure, des cuillerées de potion et de tisane, à un
rigide silence de moines claustrés, sans communication avec le dehors,
dans des pièces aux fenêtres et aux portes closes.
Le mari fut chargé de nettoyer les chambres et d'aller aux provisions,
la femme de préparer la cuisine. Il leur céda le premier étage
de la maison, les obligea à porter d'épais chaussons de feutre,
fit placer des tambours le long des portes bien huilées et matelasser
leur plancher de profonds tapis de manière à ne jamais entendre
le bruit de leurs pas, au-dessus de sa tête.
Il convint avec eux aussi du sens de certaines sonneries, détermina la
signification des coups de timbre, selon leur nombre, leur brièveté,
leur longueur; désigna, sur son bureau, la place où ils devaient,
tous les mois, déposer, pendant son sommeil, le livre des comptes; il
s'arrangea, enfin, de façon à ne pas être souvent obligé
de leur parler ou de les voir.
Néanmoins, comme la femme devait quelquefois longer la maison pour atteindre
un hangar où était remisé le bois, il voulut que son ombre,
lorsqu'elle traversait les carreaux de ses fenêtres, ne fût pas
hostile, et il lui fit fabriquer un costume en faille flamande, avec bonnet
blanc et large capuchon, baissé, noir, tel qu'en portent encore, à
Gand, les femmes du béguinage. L'ombre de cette coiffe passant devant
lui, dans le crépuscule, lui donnait la sensation d'un cloître,
lui rappelait ces muets et dévots villages, ces quartiers morts, enfermés
et enfouis dans le coin d'une active et vivante ville.
Il régla aussi les heures immuables des repas; ils étaient d'ailleurs
peu compliqués et très succincts, les défaillances de son
estomac ne lui permettant plus d'absorber des mets variés ou lourds.
À cinq heures, l'hiver, après la chute du jour, il déjeunait
légèrement de deux oeufs à la coque, de rôties et
de thé; puis il dînait vers les onze heures; buvait du café,
quelquefois du thé et du vin, pendant la nuit; picorait une petite dînette,
sur les cinq heures du matin, avant de se mettre au lit.
Il prenait ces repas, dont l'ordonnance et le menu étaient, une fois
pour toutes, fixés à chaque commencement de saison, sur une table,
au milieu d'une petite pièce, séparée de son cabinet de
travail par un corridor capitonné, hermétiquement fermé,
ne laissant filtrer, ni odeur, ni bruit, dans chacune des deux pièces
qu'il servait à joindre.
Cette salle à manger ressemblait à la cabine d'un navire avec
son plafond voûté, muni de poutres en demi-cercle ses cloisons
et son plancher, en bois de pitchpin, sa petite croisée ouverte dans
la boiserie, de même qu'un hublot dans un sabord.
Ainsi que ces boîtes du Japon qui entrent, les unes dans les autres, cette
pièce était insérée dans une pièce plus grande,
qui était la véritable salle à manger bâtie par l'architecte.
Celle-ci était percée de deux fenêtres, l'une, maintenant
invisible, cachée par la cloison qu'un ressort rabattait cependant, à
volonté, afin de permettre de renouveler l'air qui par cette ouverture
pouvait alors circuler autour de la boîte de pitchpin et pénétrer
en elle; l'autre, visible, car elle était placée juste en face
du hublot pratiqué dans la boiserie, mais condamnée; en effet,
un grand aquarium occupait tout l'espace compris entre ce hublot et cette réelle
fenêtre ouverte dans le vrai mur. Le jour traversait donc, pour éclairer
la cabine, la croisée, dont les carreaux avaient été remplacés
par une glace sans tain, l'eau, et, en dernier lieu, la vitre à demeure
du sabord.
Au moment où le samowar fumait sur la table, alors que, pendant l'automne,
le soleil achevait de disparaître, l'eau de l'aquarium durant la matinée
vitreuse et trouble, rougeoyait et tamisait sur les blondes cloisons des lueurs
enflammées de braises.
Quelquefois, dans l'après-midi, lorsque, par hasard, des Esseintes était
réveillé et debout, il faisait manoeuvrer le jeu des tuyaux et
des conduits qui vidaient l'aquarium et le remplissaient à nouveau d'eau
pure, et il y faisait verser des gouttes d'essences colorées, s'offrant,
à sa guise ainsi, les tons verts ou saumâtres, opalins ou argentés,
qu'ont les véritables rivières, suivant la couleur du ciel, l'ardeur
plus ou moins vive du soleil, les menaces plus ou moins accentuées de
la pluie, suivant, en un mot, l'état de la saison et de l'atmosphère.
Il se figurait alors être dans l'entre-pont d'un brick, et curieusement
il contemplait de merveilleux poissons mécaniques, montés comme
des pièces d'horlogerie, qui passaient devant la vitre du sabord et s'accrochaient
dans de fausses herbes; ou bien, tout en aspirant la senteur du goudron, qu'on
insufflait dans la pièce avant qu'il y entrât, il examinait, pendues
aux murs, des gravures en couleur représentant, ainsi que dans les agences
des paquebots et des Lloyd, des steamers en route pour Valparaiso et la Plata,
et des tableaux encadrés sur lesquels étaient inscrits les itinéraires
de la ligne du Royal Mail Steam Packet, des compagnies Lopez et Valéry,
les frets et les escales des services postaux de l'Atlantique.
Puis, quand il était las de consulter ces indicateurs, il se reposait
la vue en regardant les chronomètres et les boussoles, les sextants et
les compas, les jumelles et les cartes éparpillées sur une table
au-dessus de laquelle se dressait un seul livre, relié en veau marin,
les aventures d'Arthur Gordon Pym, spécialement tiré pour lui,
sur papier vergé, pur fil, trié à la feuille, avec une
mouette en filigrane.
Il pouvait apercevoir enfin des cannes à pêche, des filets brunis
au tan, des rouleaux de voiles rousses, une ancre minuscule en liège,
peinte en noir, jetés en tas, près de la porte qui communiquait
avec la cuisine par un couloir garni de capitons et résorbait, de même
que le corridor rejoignant la salle à manger au cabinet de travail, toutes
les odeurs et tous les bruits.
Il se procurait ainsi, en ne bougeant point, les sensations rapides, presque
instantanées, d'un voyage au long cours, et ce plaisir du déplacement
qui n'existe, en somme, que par le souvenir et presque jamais dans le présent,
à la minute même où il s'effectue, il le humait pleinement,
à l'aise, sans fatigue, sans tracas, dans cette cabine dont le désordre
apprêté, dont la tenue transitoire et l'installation comme temporaire
correspondaient assez exactement avec le séjour passager qu'il y faisait,
avec le temps limité de ses repas, et contrastait, d'une manière
absolue, avec son cabinet de travail, une pièce définitive, rangée,
bien assise, outillée pour le ferme maintien d'une existence casanière.
Le mouvement lui paraissait d'ailleurs inutile et l'imagination lui semblait
pouvoir aisément suppléer à la vulgaire réalité
des faits. À son avis, il était possible de contenter les désirs
réputés les plus difficiles à satisfaire dans la vie normale,
et cela par un léger subterfuge, par une approximative sophistication
de l'objet poursuivi par ces désirs mêmes. Ainsi, il est bien évident
que tout gourmet se délecte aujourd'hui, dans les restaurants renommés
par l'excellence de leurs caves, en buvant les hauts crus fabriqués avec
de basses vinasses traitées suivant la méthode de M. Pasteur.
Or, vrais et faux, ces vins ont le même arôme, la même couleur,
le même bouquet, et par conséquent le plaisir qu'on éprouve
en dégustant ces breuvages altérés et factices est absolument
identique à celui que l'on goûterait en savourant le vin naturel
et pur qui serait introuvable, même à prix d'or.
En transportant cette captieuse déviation, cet adroit mensonge dans le
monde de l'intellect, nul doute qu'on ne puisse, et aussi facilement que dans
le monde matériel, jouir de chimériques délices semblables,
en tous points, aux vraies; nul doute, par exemple, qu'on ne puisse se livrer
à de longues explorations, au coin de son feu, en aidant, au besoin,
l'esprit rétif ou lent, par la suggestive lecture d'un ouvrage racontant
de lointains voyages; nul doute aussi, qu'on ne puisse, - sans bouger de Paris
- acquérir la bienfaisante impression d'un bain de mer; il suffirait,
tout bonnement de se rendre au bain Vigier, situé, sur un bateau, en
pleine Seine.
Là, en faisant saler l'eau de sa baignoire et en y mêlant, suivant
la formule du Codex, du sulfate de soude, de l'hydrochlorate de magnésie
et de chaux; en tirant d'une boîte soigneusement fermée par un
pas de vis, une pelote de ficelle ou un tout petit morceau de câble qu'on
est allé exprès chercher dans l'une de ces grandes corderies dont
les vastes magasins et les sous-sols soufflent des odeurs de marée et
de port; en aspirant ces parfums que doit conserver encore cette ficelle ou
ce bout de câble; en consultant une exacte photographie du casino et en
lisant ardemment le guide Joanne décrivant les beautés de la plage
où l'on veut être; en se laissant enfin bercer par les vagues que
soulève, dans la baignoire, le remous des bateaux-mouches rasant le ponton
des bains; en écoutant enfin les plaintes du vent engouffré sous
les arches et le bruit sourd des omnibus roulant, à deux pas, au-dessus
de vous, sur le pont Royal, l'illusion de la mer est indéniable, impérieuse,
sûre.
Le tout est de savoir s'y prendre, de savoir concentrer son esprit sur un seul
point, de savoir s'abstraire suffisamment pour amener l'hallucination et pouvoir
substituer le rêve de la réalité à la réalité
même.
Au reste, l'artifice paraissait à des Esseintes la marque distinctive
du génie de l'homme.
Comme il le disait, la nature a fait son temps; elle a définitivement
lassé, par la dégoûtante uniformité de ses paysages
et de ses ciels, l'attentive patience des raffinés. Au fond, quelle platitude
de spécialiste confinée dans sa partie, quelle petitesse de boutiquière
tenant tel article à l'exclusion de tout autre, quel monotone magasin
de prairies et d'arbres, quelle banale agence de montagnes et de mers!
Il n'est, d'ailleurs, aucune de ses inventions réputée si subtile
ou si grandiose que le génie humain ne puisse créer; aucune forêt
de Fontainebleau, aucun clair de lune que des décors inondés de
jets électriques ne produisent; aucune cascade que l'hydraulique n'imite
à s'y méprendre; aucun roc que le carton-pâte ne s'assimile;
aucune fleur que de spécieux taffetas et de délicats papiers peints
n'égalent!
À n'en pas douter, cette sempiternelle radoteuse a maintenant usé
la débonnaire admiration des vrais artistes, et le moment est venu où
il s'agit de la remplacer, autant que faire se pourra, par l'artifice.
Et puis, à bien discerner celle de ses oeuvres considérée
comme la plus exquise, celle de ses créations dont la beauté est,
de l'avis de tous, la plus originale et la plus parfaite: la femme; est-ce que
l'homme n'a pas, de son côté, fabriqué, à lui tout
seul, un être animé et factice qui la vaut amplement, au point
de vue de la beauté plastique? est-ce qu'il existe, ici-bas, un être
conçu dans les joies d'une fornication et sorti des douleurs d'une matrice
dont le modèle, dont le type soit plus éblouissant, plus splendide
que celui de ces deux locomotives adoptées sur la ligne du chemin de
fer du Nord?
L'une, la Crampton, une adorable blonde, à la voix aiguë, à
la grande taille frêle, emprisonnée dans un étincelant corset
de cuivre, au souple et nerveux allongement de chatte, une blonde pimpante et
dorée, dont l'extraordinaire grâce épouvante lorsque, raidissant,
ses muscles d'acier, activant la sueur de ses flancs tièdes, elle met
en branle l'immense rosace de sa fine roue et s'élance toute vivante,
en tête des rapides et des marées?
L'autre, l'Engerth, une monumentale et sombre brune aux cris sourds et rauques,
aux reins trapus, étranglés dans une cuirasse en fonte, une monstrueuse
bête, à la crinière échevelée de fumée
noire, aux six roues basses et accouplées, quelle écrasante puissance
lorsque, faisant trembler la terre, elle remorque pesamment, lentement, la lourde
queue de ses marchandises!
Il n'est certainement pas, parmi les frêles beautés blondes et
les majestueuses beautés brunes, de pareils types de sveltesse délicate
et de terrifiante force; à coup sûr, on peut le dire: l'homme a
fait, dans son genre, aussi bien que le Dieu auquel il croit.
Ces réflexions venaient à des Esseintes quand la brise apportait
jusqu'à lui le petit sifflet de l'enfantin chemin de fer qui joue de
la toupie, entre Paris et Sceaux; sa maison était située à
vingt minutes environ de la station de Fontenay, mais la hauteur où elle
était assise, son isolement, ne laissaient pas pénétrer
jusqu'à elle le brouhaha des immondes foules qu'attire invinciblement,
le dimanche, le voisinage d'une gare.
Quant au village même, il le connaissait à peine. Par sa fenêtre,
une nuit, il avait contemplé le silencieux paysage qui se développe,
en descendant, jusqu'au pied d'un coteau, sur le sommet duquel se dressent les
batteries du bois de Verrières.
Dans l'obscurité, à gauche, à droite, des masses confuses
s'étageaient, dominées, au loin, par d'autres batteries et d'autres
forts dont les hauts talus semblaient, au clair de la lune, gouachés
avec de l'argent, sur un ciel sombre.
Rétrécie par l'ombre tombée des collines, la plaine paraissait,
à son milieu, poudrée de farine d'amidon et enduite de blanc cold-cream;
dans l'air tiède, éventant les herbes décolorées
et distillant de bas parfums d'épices, les arbres frottés de craie
par la lune, ébouriffaient de pâles feuillages et dédoublaient
leurs troncs dont les ombres barraient de raies noires le sol en plâtre
sur lequel des caillasses scintillaient ainsi que des éclats d'assiettes.
En raison de son maquillage et de son air factice, ce paysage ne déplaisait
pas à des Esseintes; mais, depuis cette après-midi occupée
dans le hameau de Fontenay à la recherche d'une maison, jamais il ne
s'était, pendant le jour, promené sur les routes; la verdure de
ce pays ne lui inspirait, du reste, aucun intérêt, car elle n'offrait
même pas ce charme délicat et dolent que dégagent les attendrissantes
et maladives végétations poussées, à grand-peine,
dans les gravats des banlieues, près des remparts. Puis, il avait aperçu,
dans le village, ce jour-là, des bourgeois ventrus, à favoris,
et des gens costumés, à moustaches, portant, ainsi que des saints-sacrements,
des têtes de magistrats et de militaires; et, depuis cette rencontre,
son horreur s'était encore accrue, de la face humaine.
Pendant les derniers mois de son séjour à Paris, alors que, revenu
de tout, abattu par l'hypocondrie, écrasé par le spleen, il était
arrivé à une telle sensibilité de nerfs que la vue d'un
objet ou d'un être déplaisant se gravait profondément dans
sa cervelle, et qu'il fallait plusieurs jours pour en effacer même légèrement
l'empreinte, la figure humaine frôlée, dans la rue, avait été
l'un de ses plus lancinants supplices.
Positivement, il souffrait de la vue de certaines physionomies, considérait
presque comme des insultes les mines paternes ou rêches de quelques visages,
se sentait des envies de souffleter ce monsieur qui flânait, en fermant
les paupières d'un air docte, cet autre qui se balançait, en se
souriant devant les glaces; cet autre enfin qui paraissait agiter un monde de
pensées, tout en dévorant, les sourcils contractés, les
tartines et les faits divers d'un journal.
Il flairait une sottise si invétérée, une telle exécration
pour ses idées à lui, un tel mépris pour la littérature,
pour l'art, pour tout ce qu'il adorait, implantés, ancrés dans
ces étroits cerveaux de négociants, exclusivement préoccupés
de filouteries et d'argent et seulement accessibles à cette basse distraction
des esprits médiocres, la politique, qu'il rentrait en rage chez lui
et se verrouillait avec ses livres.
Enfin, il haïssait, de toutes ses forces, les générations
nouvelles, ces couches d'affreux rustres qui éprouvent le besoin de parler
et de rire haut dans les restaurants et dans les cafés, qui vous bousculent,
sans demander pardon, sur les trottoirs, qui vous jettent, sans même s'excuser,
sans même saluer, les roues d'une voiture d'enfant, entre les jambes.
CHAPITRE III.
Une partie des rayons plaqués contre les murs de son cabinet, orange
et bleu, était exclusivement couverte par des ouvrages latins, par ceux
que les intelligences qu'ont domestiquées les déplorables leçons
ressassées dans les Sorbonnes désignent sous ce nom générique:
la décadence.
En effet, la langue latine, telle qu'elle fut pratiquée à cette
époque que les professeurs s'obstinent encore à appeler le grand
siècle ne l'incitait guère. Cette langue restreinte, aux tournures
comptées, presque invariables, sans souplesse de syntaxe, sans couleurs,
ni nuances; cette langue, râclée sur toutes les coutures, émondée
des expressions rocailleuses mais parfois imagées des âges précédents,
pouvait, à la rigueur, énoncer les majestueuses rengaines, les
vagues lieux communs rabâchés par les rhéteurs et par les
poètes, mais elle dégageait une telle incuriosité, un tel
ennui qu'il fallait, dans les études de linguistique, arriver au style
français du siècle de Louis XIV, pour en rencontrer une aussi
volontairement débilitée, aussi solennellement harassante et grise.
Entre autres le doux Virgile, celui que les pions surnomment le cygne de Mantoue,
sans doute parce qu'il n'est pas né dans cette ville, lui apparaissait,
ainsi que l'un des plus terribles cuistres, l'un des plus sinistres raseurs
que l'antiquité ait jamais produits; ses bergers lavés et pomponnés,
se déchargeant, à tour de rôle, sur la tête de pleins
pots de vers sentencieux et glacés, son Orphée qu'il compare à
un rossignol en larmes, son Aristée qui pleurniche à propos d'abeilles,
son Enée, ce personnage indécis et fluent qui se promène,
pareil à une ombre chinoise, avec des gestes en bois, derrière
le transparent mal assujetti et mal huilé du poème, l'exaspéraient.
Il eût bien accepté les fastidieuses balivernes que ces marionnettes
échangent entre elles, à la cantonade; il eût accepté
encore les impudents emprunts faits à Homère, à Théocrite,
à Ennius, à Lucrèce, le simple vol que nous a révélé
Macrobe du deuxième chant de l'Enéide presque copié,
mots pour mots, dans un poème de Pisandre, enfin toute l'inénarrable
vacuité de ce tas de chants; mais ce qui l'horripilait davantage c'était
la facture de ces hexamètres, sonnant le fer blanc, le bidon creux, allongeant
leurs quantités de mots pesés au litre selon l'immuable ordonnance
d'une prosodie pédante et sèche; c'était la contexture
de ces vers râpeux et gourmés, dans leur tenue officielle, dans
leur basse révérence à la grammaire, de ces vers coupés,
à la mécanique, par une imperturbable césure, tamponnés
en queue, toujours de la même façon, par le choc d'un dactyle contre
un spondée.
Empruntée à la forge perfectionnée de Catulle, cette invariable
métrique, sans fantaisie, sans pitié, bourrée de mots inutiles,
de remplissages, de chevilles aux boucles identiques et prévues; cette
misère de l'épithète homérique revenant sans cesse,
pour ne rien désigner, pour ne rien faire voir, tout cet indigent vocabulaire
aux teintes insonores et plates, le suppliciaient.
Il est juste d'ajouter que si son admiration pour Virgile était des plus
modérées et que si son attirance pour les claires éjections
d'Ovide était des plus discrètes et des plus sourdes, son dégoût
pour les grâces éléphantines d'Horace, pour le babillage
de ce désespérant pataud qui minaude avec des gaudrioles plâtrées
de vieux clown, était sans borne.
En prose, la langue verbeuse, les métaphores redondantes, les digressions
amphigouriques du Pois Chiche, ne le ravissaient pas davantage; la jactance
de ses apostrophes, le flux de ses rengaines patriotiques, l'emphase de ses
harangues, la pesante masse de son style, charnu, nourri, mais tourné
à la graisse et privé de moelles et d'os, les insupportables scories
de ses longs adverbes ouvrant la phrase, les inaltérables formules de
ses adipeuses périodes mal liées entre elles par le fil des conjonctions,
enfin ses lassantes habitudes de tautologie, ne le séduisaient guère;
et, pas beaucoup plus que Cicéron, César, réputé
pour son laconisme, ne l'enthousiasmait; car l'excès contraire se montrait
alors, une aridité de pète sec, une stérilité de
memento, une constipation incroyable et indue.
Somme toute, il ne trouvait pâture ni parmi ces écrivains ni parmi
ceux qui font cependant les délices des faux lettrés: Salluste
moins décoloré que les autres pourtant; Tite-Live sentimental
et pompeux; Sénèque turgide et blafard; Suétone, lymphatique
et larveux; Tacite, le plus nerveux dans sa concision apprêtée,
le plus âpre, le plus musclé d'eux tous. En poésie, Juvénal,
malgré quelques vers durement bottés, Perse, malgré ses
insinuations mystérieuses, le laissaient froid. En négligeant
Tibulle et Properce, Quintilien et les Pline, Stace, Martial de Bilbilis, Térence
même et Plaute dont le jargon plein de néologismes, de mots composés,
de diminutifs, pouvait lui plaire, mais dont le bas comique et le gros sel lui
répugnaient, des Esseintes commençait seulement à s'intéresser
à la langue latine avec Lucain, car elle était élargie,
déjà plus expressive et moins chagrine; cette armature travaillée,
ces vers plaqués d'émaux, pavés de joaillerie, le captivaient,
mais cette préoccupation exclusive de la forme, ces sonorités
de timbres, ces éclats de métal, ne lui masquaient pas entièrement
le vide de la pensée, la boursouflure de ces ampoules qui bossuent la
peau de la Pharsale.
L'auteur qu'il aimait vraiment et qui lui faisait reléguer pour jamais
hors de ses lectures les retentissantes adresses de Lucain, c'était Pétrone.
Celui-là était un observateur perspicace, un délicat analyste,
un merveilleux peintre; tranquillement, sans parti pris, sans haine, il décrivait
la vie journalière de Rome, racontait dans les alertes petits chapitres
du Satyricon, les moeurs de son époque.
Notant à mesure les faits, les constatant dans une forme définitive,
il déroulait la menue existence du peuple, ses épisodes, ses bestialités,
ses ruts.
Ici, c'est l'inspecteur des garnis qui vient demander le nom des voyageurs récemment
entrés; là, ce sont des lupanars où des gens rôdent
autour de femmes nues, debout entre des écriteaux, tandis que par les
portes mal fermées des chambres, l'on entrevoit les ébats des
couples; là, encore, au travers des villas d'un luxe insolent, d'une
démence de richesses et de faste, comme au travers des pauvres auberges
qui se succèdent dans le livre, avec leurs lits de sangle défaits,
pleins de punaises, la société du temps s'agite: impurs filous,
tels qu'Ascylte et qu'Eumolpe, à la recherche d'une bonne aubaine; vieux
incubes aux robes retroussées, aux joues plâtrées de blanc
de plomb et de rouge acacia; gitons de seize ans, dodus et frisés; femmes
en proie aux attaques de l'hystérie; coureurs d'héritages offrant
leurs garçons et leurs filles aux débauches des testateurs; tous
courent le long des pages, discutent dans les rues, s'attouchent dans les bains,
se rouent de coups ainsi que dans une pantomime.
Et cela raconté dans un style d'une verdeur étrange, d'une couleur
précise, dans un style puisant à tous les dialectes, empruntant
des expressions à toutes les langues charriées dans Rome, reculant
toutes les limites, toutes les entraves du soi-disant grand siècle, faisant
parler à chacun son idiome: aux affranchis, sans éducation, le
latin populacier, l'argot de la rue; aux étrangers leur patois barbare,
mâtiné d'africain, de syrien et de grec; aux pédants imbéciles,
comme l'Agamemnon du livre, une rhétorique de mots postiches. Ces gens
sont dessinés d'un trait, vautrés autour d'une table, échangeant
d'insipides propos d'ivrognes, débitant de séniles maximes, d'ineptes
dictons, le mufle tourné vers le Trimalchio qui se cure les dents, offre
des pots de chambre à la société, l'entretient de la santé
de ses entrailles et vente, en invitant ses convives à se mettre à
l'aise.
Ce roman réaliste, cette tranche découpée dans le vif de
la vie romaine, sans préoccupation, quoi qu'on en puisse dire, de réforme
et de satire, sans besoin de fin apprêtée et de morale; cette histoire,
sans intrigue, sans action, mettant en scène les aventures de gibiers
de Sodome; analysant avec une placide finesse les joies et les douleurs de ces
amours et de ces couples; dépeignant, en une langue splendidement orfévrie,
sans que l'auteur se montre une seule fois, sans qu'il se livre à aucun
commentaire, sans qu'il approuve ou maudisse les actes et les pensées
de ses personnages, les vices d'une civilisation décrépite, d'un
empire qui se fêle poignait des Esseintes et il entrevoyait dans le raffinement
du style, dans l'acuité de l'observation, dans la fermeté de la
méthode, de singuliers rapprochements, de curieuses analogies, avec les
quelques romans français modernes qu'il supportait.
À coup sûr, il regrettait amèrement l'Eustion et
l'Albutia, ces deux ouvrages de Pétrone que mentionne Planciade
Fulgence et qui sont à jamais perdus; mais le bibliophile qui était
en lui consolait le lettré, maniant avec des mains dévotes la
superbe édition qu'il possédait du Satyricon, l'in-8 portant
le millésime 1585 et le nom de J. Dousa, à Leyde.
Partie de Pétrone, sa collection latine entrait dans le IIe siècle
de l'ère chrétienne, sautait le déclamateur Fronton, aux
termes surannés, mal réparés, mal revernis, enjambait les
Nuits attiques d'Aulu-Gelle, son disciple et ami, un esprit sagace et
fureteur, mais un écrivain empêtré dans une glutineuse vase
et elle faisait halte devant Apulée dont il gardait l'édition
princeps, in-folio, imprimée en 1469, à Rome.
Cet Africain le réjouissait; la langue latine battait le plein dans ses
Métamorphoses; elle roulait des limons, des eaux variées,
accourues de toutes les provinces, et toutes se mêlaient, se confondaient
en une teinte bizarre, exotique, presque neuve; des maniérismes, des
détails nouveaux de la société latine trouvaient à
se mouler en des néologismes créés pour les besoins de
la conversation, dans un coin romain de l'Afrique; puis sa jovialité
d'homme évidemment gras, son exubérance méridionale amusaient.
Il apparaissait ainsi qu'un salace et gai compère à côté
des apologistes chrétiens qui vivaient, au même siècle,
le soporifique Minucius Félix, un pseudo-classique, écoulant dans
son Octavius les émulsines encore épaissies de Cicéron,
voire même Tertullien qu'il conservait peut-être plus pour son édition
de Alde, que pour son oeuvre même.
Bien qu'il fût assez ferré sur la théologie, les disputes
des montanistes contre l'Église catholique, les polémiques contre
la gnose, le laissaient froid; aussi, et malgré la curiosité du
style de Tertullien, un style concis, plein d'amphibologies, reposé sur
des participes, heurté par des oppositions, hérissé de
jeux de mots et de pointes, bariolé de vocables triés dans la
science juridique et dans la langue des Pères de l'Église grecque,
il n'ouvrait plus guère l'Apologétique et le Traité de
la Patience et, tout au plus, lisait-il quelques pages du De cultu feminarum
où Tertullien objurgue les femmes de ne pas se parer de bijoux et d'étoffes
précieuses, et leur défend l'usage des cosmétiques parce
qu'ils essayent de corriger la nature et de l'embellir.
Ces idées, diamétralement opposées aux siennes, le faisaient
sourire; puis le rôle joué par Tertullien, dans son évêché
de Carthage, lui semblait suggestif en rêveries douces; plus que ses oeuvres,
en réalité l'homme l'attirait.
Il avait, en effet, vécu dans des temps houleux, secoués par d'affreux
troubles, sous Caracalla, sous Macrin, sous l'étonnant grand-prêtre
d'Émèse, Élagabal, et il préparait tranquillement
ses sermons, ses écrits dogmatiques, ses plaidoyers, ses homélies,
pendant que l'Empire romain branlait sur ses bases, que les folies de l'Asie,
que les ordures du paganisme coulaient à pleins bords il recommandait,
avec le plus beau sang-froid, l'abstinence charnelle, la frugalité des
repas, la sobriété de la toilette, alors que, marchant dans de
la poudre d'argent et du sable d'or, la tête ceinte d'une tiare, les vêtements
brochés de pierreries, Élagabal travaillait, au milieu de ses
eunuques, à des ouvrages de femmes, se faisait appeler Impératrice
et changeait, toutes les nuits, d'Empereur, l'élisant de préférence
parmi les barbiers, les gâte-sauce, et les cochers de cirque.
Cette antithèse le ravissait; puis la langue latine, arrivée à
sa maturité suprême sous Pétrone, allait commencer à
se dissoudre; la littérature chrétienne prenait place, apportant
avec des idées neuves, des mots nouveaux, des constructions inemployées,
des verbes inconnus, des adjectifs aux sens alambiqués, des mots abstraits,
rares jusqu'alors dans la langue romaine, et dont Tertullien avait, l'un des
premiers, adopté l'usage.
Seulement, cette déliquescence continuée après la mort
de Tertullien, par son élève saint Cyprien, par Arnobe, par le
pâteux Lactance, était sans attrait. C'était un faisandage
incomplet et alenti; c'étaient de gauches retours aux emphases cicéroniennes,
n'ayant pas encore ce fumet spécial qu'au Ve siècle, et surtout
pendant les siècles qui vont suivre, l'odeur du christianisme donnera
à la langue païenne, décomposée comme une venaison,
s'émiettant en même temps que s'effritera la civilisation du vieux
monde, en même temps que s'écrouleront, sous la poussée
des Barbares, les Empires putréfiés par la sanie des siècles.
Un seul poète chrétien, Commodien de Gaza représentait
dans sa bibliothèque l'art de l'an Ill. Le Carmen apologeticum,
écrit en 259, est un recueil d'instructions, tortillées en acrostiches,
dans des hexamètres populaires, césurés selon le mode du
vers héroïque, composés sans égard à la quantité
et à l'hiatus et souvent accompagnés de rimes telles que le latin
d'église en fournira plus tard de nombreux exemples.
Ces vers tendus, sombres, sentant le fauve, pleins de termes de langage usuel,
de mots aux sens primitifs détournés, le requéraient, l'intéressaient
même davantage que le style pourtant blet et déjà verdi
des historiens Ammien Marcellin et Aurelius Victor, de l'épistolier Symmaque
et du compilateur et grammairien Macrobe; il les préférait même
à ces véritables vers scandés, à cette langue tachetée
et superbe que parlèrent Claudien, Rutilius et Ausone.
Ceux-là étaient alors les maîtres de l'art; ils emplissaient
l'Empire mourant, de leurs cris; le chrétien Ausone, avec son Centon
Nuptial et son poème abondant et paré de la Moselle;
Rutilius, avec ses hymnes à la gloire de Rome, ses anathèmes contre
les juifs et contre les moines, son itinéraire d'Italie en Gaule, où
il arrive à rendre certaines impressions de la vue, le vague des paysages
reflétés dans l'eau, le mirage des vapeurs, l'envolée des
brumes entourant les monts.
Claudien, une sorte d'avatar de Lucain, qui domine tout le IVe siècle
avec le terrible clairon de ses vers; un poète forgeant un hexamètre
éclatant et sonore, frappant, dans des gerbes d'étincelles, l'épithète
d'un coup sec, atteignant une certaine grandeur, soulevant son oeuvre d'un puissant
souffle. Dans l'Empire d'Occident qui s'effondre de plus en plus, dans le gâchis
des égorgements réitérés qui l'entourent; dans la
menace perpétuelle des Barbares qui se pressent maintenant en foule aux
portes de l'Empire dont les gonds craquent, il ranime l'antiquité, chante
l'enlèvement de Proserpine, plaque ses couleurs vibrantes, passe avec
tous ses feux allumés dans l'obscurité qui envahit le monde.
Le paganisme revit en lui, sonnant sa dernière fanfare, élevant
son dernier grand poète au-dessus du christianisme qui va désormais
submerger entièrement la langue, qui va, pour toujours maintenant, rester
seul maître de l'art, avec Paulin, l'élève d'Ausone; le
prêtre espagnol, Juvencus, qui paraphrase en vers les Évangiles;
Victorin, l'auteur des Macchabées; Sanctus Burdigalensis qui, dans une
églogue imitée de Virgile, fait déplorer aux pâtres
Egon et Buculus, les maladies de leurs troupeaux; et toute la série des
saints: Hilaire de Poitiers, le défenseur de la foi de Nicée,
l'Athanase de l'Occident, ainsi qu'on l'appelle; Ambroise, l'auteur d'indigestes
homélies, l'ennuyeux Cicéron chrétien; Damase, le fabricant
d'épigrammes lapidaires, Jérôme, le traducteur de la Vulgate,
et son adversaire Vigilantius de Comminges qui attaque le culte des saints,
l'abus des miracles, les jeûnes, et prêche déjà, avec
des arguments que les âges se répéteront, contre les voeux
monastiques et le célibat des prêtres.
Enfin au Ve siècle, Augustin, évêque d'Hippone. Celui-là,
des Esseintes ne le connaissait que trop, car il était l'écrivain
le plus réputé de l'Église, le fondateur de l'orthodoxie
chrétienne, celui que les catholiques considèrent comme un oracle,
comme un souverain maître. Aussi ne l'ouvrait-il plus, bien qu'il eût
chanté, dans ses Confessions, le dégoût de la terre
et que sa piété gémissante eût, dans sa Cité
de Dieu, essayé d'apaiser l'effroyable détresse du siècle
par les sédatives promesses de destinées meilleures. Au temps
où il pratiquait la théologie, il était déjà
las, saoul de ses prédications et de ses jérémiades, de
ses théories sur la prédestination et sur la grâce, de ses
combats contre les schismes.
Il aimait mieux feuilleter la Psychomachia de Prudence, l'inventeur du
poème allégorique qui, plus tard, sévira sans arrêt,
au moyen âge, et les oeuvres de Sidoine Apollinaire dont la correspondance
lardée de saillies, de pointes, d'archaïsmes, d'énigmes,
le tentait. Volontiers, il relisait les panégyriques où cet évêque
invoque, à l'appui de ses vaniteuses louanges, les déités
du paganisme, et, malgré tout, il se sentait un faible pour les affectations
et les sous-entendus de ces poésies fabriquées par un ingénieux
mécanicien qui soigne sa machine, huile ses rouages, en invente, au besoin,
de compliqués et d'inutiles.
Après Sidoine, il fréquentait encore le panégyriste Mérobaudes;
Sédulius, l'auteur de poèmes rimés et d'hymnes abécédaires
dont l'Église s'est approprié certaines parties pour les besoins
de ses offices; Marius Victor, dont le ténébreux traité
sur la Perversité des moeurs s'éclaire, çà
et là, de vers luisants comme du phosphore; Paulin de Pella, le poète
du grelottant Eucharisticon; Orientius, l'évêque d'Auch,
qui, dans les distiques de ses Monitoires, invective la licence des femmes dont
il prétend que les visages perdent les peuples.
L'intérêt que portait des Esseintes à la langue latine ne
faiblissait pas, maintenant que complètement pourrie, elle pendait, perdant
ses membres, coulant son pus, gardant à peine, dans toute la corruption
de son corps, quelques parties fermes que les chrétiens détachaient
afin de les mariner dans la saumure de leur nouvelle langue.
La seconde moitié du Ve siècle était venue, l'épouvantable
époque où d'abominables cahots bouleversaient la terre. Les Barbares
saccageaient la Gaule; Rome paralysée, mise au pillage par les Wisigoths,
sentait sa vie se glacer, voyait ses parties extrêmes, l'Occident et l'Orient,
se débattre dans le sang, s'épuiser de jour en jour.
Dans la dissolution générale, dans les assassinats de césars
qui se succèdent, dans le bruit des carnages qui ruissellent d'un bout
de l'Europe à l'autre, un effrayant hourra retentit, étouffant
les clameurs, couvrant les voix. Sur la rive du Danube, des milliers d'hommes,
plantés sur de petits chevaux, enveloppés de casaques de peaux
de rats, des Tartares affreux, avec d'énormes têtes, des nez écrasés,
des mentons ravinés de cicatrices et de balafres, des visages de jaunisse
dépouillés de poils, se précipitent, ventre à terre,
enveloppent d'un tourbillon, les territoires des Bas-Empires.
Tout disparut dans la poussière des galops, dans la fumée des
incendies. Les ténèbres se firent et les peuples consternés
tremblèrent, écoutant passer, avec un fracas de tonnerre, l'épouvantable
trombe. La horde des Huns rasa l'Europe, se rua sur la Gaule, s'écrasa
dans les plaines de Châlons où Aétius la pila dans une effroyable
charge. La plaine, gorgée de sang, moutonna comme une mer de pourpre,
deux cent mille cadavres barrèrent la route, brisèrent l'élan
de cette avalanche qui, déviée, tomba, éclatant en coups
de foudre, sur l'Italie où les villes exterminées flambèrent
comme des meules.
L'Empire d'Occident croula sous le choc; la vie agonisante qu'il traînait
dans l'imbécillité et dans l'ordure s'éteignit; la fin
de l'univers semblait d'ailleurs proche; les cités oubliées par
Attila étaient décimées par la famine et par la peste;
le latin parut s'effondrer, à son tour, sous les ruines du monde.
Des années s'écoulèrent; les idiomes barbares commençaient
à se régler, à sortir de leurs gangues, à former
de véritables langues; le latin sauvé dans la débâcle
par les cloîtres se confina parmi les couvents et parmi les cures; çà
et là, quelques poètes brillèrent, lents et froids: l'Africain
Dracontius avec son Hexameron, Claudius Mamert, avec ses poésies
liturgiques; Avitus de Vienne; puis des biographes, tels qu'Ennodius qui raconte
les prodiges de saint Épiphane, le diplomate perspicace et vénéré,
le probe et vigilant pasteur; tels qu'Eugippe qui nous a retracé l'incomparable
vie de saint Séverin, cet ermite mystérieux, cet humble ascète,
apparu, semblable à un ange de miséricorde, aux peuples éplorés,
fous de souffrances et de peur; des écrivains tels que Véranius
du Gévaudan qui prépara un petit traité sur la continence,
tels qu'Aurélian et Ferreolus qui compilèrent des canons ecclésiastiques;
des historiens tels que Rothérius d'Agde, fameux par une histoire perdue
des Huns.
Les ouvrages des siècles suivants se clairsemaient dans la bibliothèque
de des Esseintes. Le VIe siècle était cependant encore représenté
par Fortunat, l'évêque de Poitiers, dont les hymnes et le Vexilla
regis, taillés dans la vieille charogne de la langue latine, épicée
par les aromates de l'Église, le hantaient à certains jours; par
Boëce, le vieux Grégoire de Tours et Jornandès; puis, aux
VIIe et VIIIe siècles, comme, en sus de la basse latinité des
chroniqueurs, des Frédégaire et des Paul Diacre, et des poésies
contenues dans l'antiphonaire de Bangor dont il regardait parfois l'hymne alphabétique
et monorime, chantée en l'honneur de saint Comgill, la littérature
se confinait presque exclusivement dans des biographies de saints, dans la légende
de saint Columban écrite par le cénobite Jonas, et celle du bienheureux
Cuthbert, rédigée par Bède le Vénérable sur
les notes d'un moine anonyme de Lindisfarn, il se bornait à feuilleter,
dans ses moments d'ennui, l'oeuvre de ces hagiographes et à relire quelques
extraits de la vie de sainte Rusticula et de sainte Radegonde, relatées,
l'une, par Defensorius, synodite de Ligugé, l'autre, par la modeste et
la naïve Baudonivia, religieuse de Poitiers.
Mais de singuliers ouvrages de la littérature latine, anglo-saxonne,
l'alléchaient davantage: c'était toute la série des énigmes
d'Adhelme, de Tatwine, d'Eusèbe, ces descendants de Symphosius, et surtout
les énigmes composées par saint Boniface, en des strophes acrostiches
dont la solution se trouvait donnée par les lettres initiales des vers.
Son attirance diminuait avec la fin de ces deux siècles; peu ravi, en
somme, par la pesante masse des latinistes carlovingiens, les Alcuin et les
Eginhard, il se contentait, comme spécimen de la langue au IXe siècle,
des chroniques de l'anonyme de saint Gall, de Fréculfe et de Réginon,
du poème sur le siège de Paris tissé par Abbo le Courbé,
de l'Hortulus, le poème didactique du bénédictin Walafrid
Strabo, dont le chapitre consacré à la gloire de la citrouille,
symbole de la fécondité, le mettait en liesse; du poème
d'Ermold le Noir, célébrant les exploits de Louis le Débonnaire,
un poème écrit en hexamètres réguliers, dans un
style austère, presque noir, dans un latin de fer trempé dans
les eaux monastiques, avec, çà et là, des pailles de sentiment
dans le dur métal; du De viribus herbarum, le poème de
Macer Floridus, qui le délectait particulièrement par ses recettes
poétiques et les très étranges vertus qu'il prête
à certaines plantes, à certaines fleurs: à l'aristoloche,
par exemple, qui, mélangée à de la chair de boeuf et placée
sur le bas-ventre d'une femme enceinte, la fait irrémédiablement
accoucher d'un enfant mâle; à la bourrache qui, répandue
en infusion dans une salle à manger, égaye les convives; à
la pivoine dont la racine broyée guérit à jamais du haut
mal; au fenouil qui, posé sur la poitrine d'une femme, clarifie ses eaux
et stimule l'indolence de ses périodes.
À part quelques volumes spéciaux, inclassés; modernes ou
sans date, certains ouvrages de kabbale, de médecine et de botanique;
certains tomes dépareillés de la patrologie de Migne, renfermant
des poésies chrétiennes introuvables, et de l'anthologie des petits
poètes latins de Wernsdorff, à part le Meursius, le manuel d'érotologie
classique de Forberg, la moechialogie et les diaconales à l'usage des
confesseurs, qu'il époussetait à de rares intervalles, sa bibliothèque
latine s'arrêtait au commencement du Xe siècle.
Et, en effet, la curiosité, la naïveté compliquée
du langage chrétien avaient, elles aussi, sombré. Le fatras des
philosophes et des scoliastes, la logomachie du moyen âge allaient régner
en maîtres. L'amas de suie des chroniques et des livres d'histoire, les
saumons de plomb des cartulaires allaient s'entasser, et la grâce balbutiante,
la maladresse parfois exquise des moines mettant en un pieux ragoût les
restes poétiques de l'antiquité, étaient mortes; les fabriques
de verbes aux sucs épurés, de substantifs sentant l'encens, d'adjectifs
bizarres, taillés grossièrement dans l'or; avec le goût
barbare et charmant des bijoux goths, étaient détruites. Les vieilles
éditions, choyées par des Esseintes, cessaient; et, en un saut
formidable de siècles, les livres s'étageaient maintenant sur
les rayons, supprimant la transition des âges, arrivant directement à
la langue française du présent siècle.
CHAPITRE IV.
Une voiture s'arrêta, vers une fin d'après-midi, devant la maison
de Fontenay. Comme des Esseintes ne recevait aucune visite, comme le facteur
ne se hasardait même pas dans ces parages inhabités, puisqu'il
n'avait à lui remettre aucun journal, aucune revue, aucune lettre, les
domestiques hésitèrent, se demandant s'il fallait ouvrir; puis,
au carillon de la sonnette, lancée à toute volée contre
le mur, ils se hasardèrent à tirer le judas incisé dans
la porte et ils aperçurent un monsieur dont toute la poitrine était
couverte, du col au ventre, par un immense bouclier d'or.
Ils avertirent leur maître qui déjeunait.
- Parfaitement, introduisez, fit-il; car il se souvenait d'avoir autrefois donné,
pour la livraison d'une commande, son adresse à un lapidaire.
Le monsieur salua, déposa, dans la salle à manger, sur le parquet
de pitch-pin son bouclier qui oscilla, se soulevant un peu, allongeant une tête
serpentine de tortue qui, soudain effarée, rentra sous sa carapace.
Cette tortue était une fantaisie venue à des Esseintes quelque
temps avant son départ de Paris. Regardant, un jour, un tapis d'Orient,
à reflets, et, suivant les lueurs argentées qui couraient sur
la trame de la laine, jaune aladin et violet prune, il s'était dit: il
serait bon de placer sur ce tapis quelque chose qui remuât et dont le
ton foncé aiguisât la vivacité de ces teintes.
Possédé par cette idée il avait vagué, au hasard
des rues, était arrivé au Palais-Royal, et devant la vitrine de
Chevet s'était frappé le front: une énorme tortue était
là, dans un bassin. Il l'avait achetée: puis, une fois abandonnée
sur le tapis, il s'était assis devant elle et il l'avait longuement contemplée,
en clignant de l'oeil.
Décidément la couleur tête-de-nègre, le ton de Sienne
crue de cette carapace salissait les reflets du tapis sans les activer; les
lueurs dominantes de l'argent étincelaient maintenant à peine,
rampant avec les tons froids du zinc écorché, sur les bords de
ce test dur et terne.
Il se rongea les ongles, cherchant les moyens de concilier ces mésalliances,
d'empêcher le divorce résolu de ces tons, il découvrit enfin
que sa première idée, consistant à vouloir attiser les
feux de l'étoffe par le balancement d'un objet sombre mis dessus était
fausse en somme, ce tapis était encore trop voyant, trop pétulant,
trop neuf. Les couleurs ne s'étaient pas suffisamment émoussées
et amoindries; il s'agissait de renverser la proposition, d'amortir les tons,
de les éteindre par le contraste d'un objet éclatant, écrasant
tout autour de lui, jetant de la lumière d'or sur de l'argent pâle.
Ainsi posée, la question devenait plus facile à résoudre.
Il se détermina, en conséquence, à faire glacer d'or la
cuirasse de sa tortue.
Une fois rapportée de chez le praticien qui la prit en pension, la bête
fulgura comme un soleil, rayonna sur le tapis dont les teintes repoussées
fléchirent, avec des irradiations de pavois wisigoth aux squames imbriquées
par un artiste d'un goût barbare.
Des Esseintes fut tout d'abord enchanté de cet effet; puis il pensa que
ce gigantesque bijou n'était qu'ébauché, qu'il ne serait
vraiment complet qu'après qu'il aurait été incrusté
de pierres rares.
Il choisit dans une collection japonaise un dessin représentant un essaim
de fleurs partant en fusées d'une mince tige, l'emporta chez un joaillier,
esquissa une bordure qui enfermait ce bouquet dans un cadre ovale, et il fit
savoir, au lapidaire stupéfié que les feuilles, que les pétales
de chacune de ces fleurs, seraient exécutés en pierreries et montés
dans l'écaille même de la bête.
Le choix des pierres l'arrêta; le diamant est devenu singulièrement
commun depuis que tous les commerçants en portent au petit doigt; les
émeraudes et les rubis de l'Orient sont moins avilis, lancent de rutilantes
flammes, mais ils rappellent par trop ces yeux verts et rouges de certains omnibus
qui arborent des fanaux de ces deux couleurs, le long des tempes; quant aux
topazes brûlées ou crues, ce sont des pierres à bon marché,
chères à la petite bourgeoisie qui veut serrer des écrins
dans une armoire à glace; d'un autre côté, bien que l'Église
ait conservé à l'améthyste un caractère sacerdotal,
tout à la fois onctueux et grave, cette pierre s'est, elle aussi, galvaudée
aux oreilles sanguines et aux mains tubuleuses des bouchères qui veulent,
pour un prix modique, se parer de vrais et pesants bijoux; seul, parmi ces pierres,
le saphir a gardé des feux inviolés par la sottise industrielle
et pécuniaire. Ses étincelles grésillant sur une eau limpide
et froide, ont, en quelque sorte, garanti de toute souillure sa noblesse discrète
et hautaine. Malheureusement, aux lumières, ses flammes fraîches
ne crépitent plus; l'eau bleue rentre en elle-même, semble s'endormir
pour ne se réveiller, en pétillant, qu'au point du jour.
Décidément aucune de ces pierreries ne contentait des Esseintes;
elles étaient d'ailleurs trop civilisées et trop connues. Il fit
ruisseler entre ses doigts des minéraux plus surprenants et plus bizarres,
finit par trier une série de pierres réelles et factices dont
le mélange devait produire une harmonie fascinatrice et déconcertante.
Il composa ainsi le bouquet de ses fleurs: les feuilles furent serties de pierreries
d'un vert accentué et précis: de chrysobéryls vert asperge;
de péridots vert poireau; d'olivines vert olive et elles se détachèrent
de branches en almadine et en ouwarovite d'un rouge violacé, jetant des
paillettes d'un éclat sec de même que ces micas de tartre qui luisent
dans l'intérieur des futailles.
Pour les fleurs, isolées de la tige, éloignées du pied
de la gerbe, il usa de la cendre bleue; mais il repoussa formellement cette
turquoise orientale qui se met en broches et en bagues et qui fait, avec la
banale perle et l'odieux corail, les délices du menu peuple; il choisit
exclusivement des turquoises de l'Occident, des pierres qui ne sont, à
proprement parler, qu'un ivoire fossile imprégné de substances
cuivreuses et dont le bleu céladon est engorgé, opaque, sulfureux,
comme jauni de bile.
Cela fait, il pouvait maintenant enchâsser les pétales de ses fleurs
épanouies au milieu du bouquet, de ses fleurs les plus voisines, les
plus rapprochées du tronc, avec des minéraux transparents, aux
lueurs vitreuses et morbides, aux jets fiévreux et aigres.
Il les composa uniquement d'yeux de chat de Ceylan, de cymophanes et de saphirines.
Ces trois pierres dardaient en effet, des scintillements mystérieux et
pervers, douloureusement arrachés du fond glacé de leur eau trouble.
L'oeil de chat d'un gris verdâtre, strié de veines concentriques
qui paraissent remuer, se déplacer à tout moment, selon les dispositions
de la lumière.
La cymophane avec des moires azurées courant sur la teinte laiteuse qui
flotte à l'intérieur.
La saphirine qui allume des feux bleuâtres de phosphore sur un fond de
chocolat, brun sourd.
Le lapidaire prenait note à mesure des endroits où devaient être
incrustées les pierres. Et la bordure de la carapace, dit-il à
des Esseintes?
Celui-ci avait d'abord songé à quelques opales et à quelques
hydrophanes; mais ces pierres intéressantes par l'hésitation de
leurs couleurs, par le doute de leurs flammes, sont par trop insoumises et infidèles;
l'opale a une sensibilité toute rhumatismale; le jeu de ses rayons s'altère
suivant l'humidité, la chaleur ou le froid; quant à l'hydrophane
elle ne brûle que dans l'eau et ne consent à allumer sa braise
grise qu'alors qu'on la mouille.
Il se décida enfin pour des minéraux dont les reflets devaient
s'alterner: pour l'hyacinthe de Compostelle, rouge acajou; l'aigue marine, vert
glauque; le rubis-balais, rose vinaigre; le rubis de Sudermanie, ardoise pâle.
Leurs faibles chatoiements suffisaient à éclairer les ténèbres
de l'écaille et laissaient sa valeur à la floraison des pierreries
qu'ils entouraient d'une mince guirlande de feux vagues.
Des Esseintes regardait maintenant, blottie en un coin de sa salle à
manger, la tortue qui rutilait dans la pénombre.
Il se sentit parfaitement heureux; ses yeux se grisaient à ces resplendissements
de corolles en flammes sur un fond d'or; puis, contrairement à son habitude,
il avait appétit et il trempait ses rôties enduites d'un extraordinaire
beurre dans une tasse de thé, un impeccable mélange de Si-a-Fayoune,
de Mo-you-tann, et de Khansky, des thés jaunes, venus de Chine en Russie
par d'exceptionnelles caravanes.
Il buvait ce parfum liquide dans ces porcelaines de la Chine, dites coquilles
d'oeufs, tant elles sont diaphanes et légères et, de même
qu'il n'admettait que ces adorables tasses, il ne se servait également,
en fait de couverts, que d'authentique vermeil, un peu dédoré,
alors que l'argent apparaît un tantinet, sous la couche fatiguée
de l'or et lui donne ainsi une teinte d'une douceur ancienne, toute épuisée,
toute moribonde.
Après qu'il eut bu sa dernière gorgée, il rentra dans son
cabinet et fit apporter par le domestique la tortue qui s'obstinait à
ne pas bouger.
La neige tombait. Aux lumières des lampes, des herbes de glace poussaient
derrière les vitres bleuâtres et le givre, pareil à du sucre
fondu, scintillait dans les culs de bouteille des carreaux étiquetés
d'or.
Un silence profond enveloppait la maisonnette engourdie dans les ténèbres.
Des Esseintes rêvassait; le brasier chargé de bûches emplissait
d'effluves brûlants la pièce; il entrouvrit la fenêtre.
Ainsi qu'une haute tenture de contre-hermine, le ciel se levait devant lui,
noir et moucheté de blanc.
Un vent glacial courut, accéléra le vol éperdu de la neige,
intervertit l'ordre des couleurs.
La tenture héraldique du ciel se retourna, devint une véritable
hermine blanche, mouchetée de noir, à son tour, par les points
de nuit dispersés entre les flocons.
Il referma la croisée; ce brusque passage sans transition, de la chaleur
torride, aux frimas du plein hiver l'avait saisi; il se recroquevilla près
du feu et l'idée lui vint d'avaler un spiritueux qui le réchauffât.
Il s'en fut dans la salle à manger où, pratiquée dans l'une
des cloisons, une armoire contenait une série de petites tonnes, rangées
côte à côte, sur de minuscules chantiers de bois de santal,
percées de robinets d'argent au bas du ventre.
Il appelait cette réunion de barils à liqueurs, son orgue à
bouche.
Une tige pouvait rejoindre tous les robinets, les asservir à un mouvement
unique, de sorte qu'une fois l'appareil en place, il suffisait de toucher un
bouton dissimulé dans la boiserie, pour que toutes les cannelles, tournées
en même temps, remplissent de liqueur les imperceptibles gobelets placés
au-dessous d'elles.
L'orgue se trouvait alors ouvert. Les tiroirs étiquetés «
flûte, cor, voix céleste » étaient tirés, prêts
à la manoeuvre. Des Esseintes buvait une goutte, ici, là, se jouait
des symphonies intérieures, arrivait à se procurer, dans le gosier,
des sensations analogues à celles que la musique verse à l'oreille.
Du reste, chaque liqueur correspondait, selon lui, comme goût, au son
d'un instrument. Le curaçao sec, par exemple, à la clarinette
dont le chant est aigrelet et velouté; le kummel au hautbois dont le
timbre sonore nasille; la menthe et l'anisette, à la flûte, tout
à la fois sucrée et poivrée, piaulante et douce; tandis
que, pour compléter l'orchestre, le kirsch sonne furieusement de la trompette;
le gin et le whisky emportent le palais avec leurs stridents éclats de
pistons et de trombones, l'eau-de-vie de marc fulmine avec les assourdissants
vacarmes des tubas, pendant que roulent les coups de tonnerre de la cymbale
et de la caisse frappés à tour de bras, dans la peau de la bouche,
par les rakis de Chio et les mastics!
Il pensait aussi que l'assimilation pouvait s'étendre, que des quatuors
d'instruments à cordes pouvaient fonctionner sous la voûte palatine,
avec le violon représentant la vieille eau-de-vie, fumeuse et fine, aiguë
et frêle; avec l'alto simulé par le rhum plus robuste, plus ronflant,
plus sourd, avec le vespétro déchirant et prolongé, mélancolique
et caressant comme un violoncelle; avec la contrebasse, corsée, solide
et noire comme un pur et vieux bitter. On pouvait même, si l'on voulait
former un quintette, adjoindre un cinquième instrument, la harpe, qu'imitait
par une vraisemblable analogie, la saveur vibrante, la note argentine, détachée
et grêle du cumin sec.
La similitude se prolongeait encore: des relations de tons existaient dans la
musique des liqueurs; ainsi pour ne citer qu'une note, la bénédictine
figure, pour ainsi dire, le ton mineur de ce ton majeur des alcools que les
partitions commerciales désignent sous le signe de chartreuse verte.
Ces principes une fois admis, il était parvenu, grâce à
d'érudites expériences, à se jouer sur la langue de silencieuses
mélodies, de muettes marches funèbres à grand spectacle,
à entendre, dans sa bouche, des solis de menthe, des duos de vespétro
et de rhum.
Il arrivait même à transférer dans sa mâchoire de
véritables morceaux de musique, suivant le compositeur, pas à
pas, rendant sa pensée, ses effets, ses nuances, par des unions ou des
contrastes voisins de liqueurs, par d'approximatifs et savants mélanges.
D'autres fois, il composait lui-même des mélodies, exécutait
des pastorales avec le bénin cassis qui lui faisait roulader, dans la
gorge, des chants emperlés de rossignol, avec le tendre cacao-chouva
qui fredonnait de sirupeuses bergerades, telles que « les romances d'Estelle
» et les « Ah! vous dirai-je, maman » du temps jadis.
Mais, ce soir-là, des Esseintes n'avait nulle envie d'écouter
le goût de la musique; il se borna à enlever une note au clavier
de son orgue, en emportant un petit gobelet qu'il avait préalablement
rempli d'un véridique whisky d'Irlande.
Il se renfonça dans son fauteuil et huma lentement ce suc fermenté
d'avoine et d'orge; un fumet prononcé de créosote lui empuantit
la bouche.
Peu à peu, en buvant, sa pensée suivit l'impression maintenant
ravivée de son palais, emboîta le pas à la saveur du whisky,
réveilla, par une fatale exactitude d'odeurs, des souvenirs effacés
depuis des ans.
Ce fleur phéniqué, âcre, lui remémorait forcément
l'identique senteur dont il avait eu la langue pleine au temps où les
dentistes travaillaient dans sa gencive.
Une fois lancé sur cette piste, sa rêverie, d'abord éparse
sur tous les praticiens qu'il avait connus, se rassembla et convergea sur l'un
d'entre eux dont l'excentrique rappel s'était plus particulièrement
gravé dans sa mémoire.
Il y avait de cela, trois années; pris, au milieu d'une nuit, d'une abominable
rage de dents, il se tamponnait la joue, butait contre les meubles, arpentait,
semblable à un fou, sa chambre.
C'était une molaire déjà plombée; aucune guérison
n'était possible; la clef seule des dentistes pouvait remédier
au mal. Il attendait, tout enfièvré, le jour, résolu à
supporter les plus atroces des opérations, pourvu qu'elles missent fin
à ses souffrances.
Tout en se tenant la mâchoire, il se demandait comment faire. Les dentistes
qui le soignaient étaient de riches négociants qu'on ne voyait
point à sa guise; il fallait convenir avec eux de visites, d'heures de
rendez-vous. C'est inacceptable, je ne puis différer plus longtemps,
disait-il; il se décida à aller chez le premier venu, à
courir chez un quenottier du peuple, un de ces gens à poigne de fer qui,
s'ils ignorent l'art bien inutile d'ailleurs de panser les caries et d'obturer
les trous, savent extirper, avec une rapidité sans pareille, les chicots
les plus tenaces; chez ceux-là, c'est ouvert au petit jour et l'on n'attend
pas. Sept heures sonnèrent enfin. Il se précipita hors de chez
lui, et se rappelant le nom connu d'un mécanicien qui s'intitulait dentiste
populaire et logeait au coin d'un quai, il s'élança dans les rues
en mordant son mouchoir, en renfonçant ses larmes.
Arrivé devant la maison, reconnaissable à un immense écriteau
de bois noir où le nom de « Gatonax » s'étalait en
d'énormes lettres couleur de potiron, et en deux petites armoires vitrées
où des dents de pâte étaient soigneusement alignées
dans des gencives de cire rose, reliées entre elles par des ressorts
mécaniques de laiton, il haleta, la sueur aux tempes; une transe horrible
lui vint, un frisson lui glissa sur la peau, un apaisement eut lieu, la souffrance
s'arrêta, la dent se tut.
Il restait, stupide, sur le trottoir; il s'était enfin roidi contre l'angoisse,
avait escaladé un escalier obscur, grimpé quatre à quatre
jusqu'au troisième étage. Là, il s'était trouvé
devant une porte où une plaque d'émail répétait,
inscrit avec des lettres d'un bleu céleste, le nom de l'enseigne. Il
avait tiré la sonnette, puis, épouvanté par les larges
crachats rouges qu'il apercevait collés sur les marches, il fit volte-face,
résolu à souffrir des dents, toute sa vie, quand un cri déchirant
perça les cloisons, emplit la cage de l'escalier, le cloua d'horreur,
sur place, en même temps qu'une porte s'ouvrit et qu'une vieille femme
le pria d'entrer.
La honte l'avait emporté sur la peur; il avait été introduit
dans une salle à manger; une autre porte avait claqué, donnant
passage à un terrible grenadier, vêtu d'une redingote et d'un pantalon
noirs, en bois; des Esseintes le suivit dans une autre pièce.
Ses sensations devenaient, dès ce moment, confuses. Vaguement il se souvenait
de s'être affaissé, en face d'une fenêtre, dans un fauteuil,
d'avoir balbutié, en mettant un doigt sur sa dent: « elle a été
déjà plombée; j'ai peur qu'il n'y ait rien à faire.
»
L'homme avait immédiatement supprimé ces explications, en lui
enfonçant un index énorme dans la bouche; puis, tout en grommelant
sous ses moustaches vernies, en crocs, il avait pris un instrument sur une table.
Alors la grande scène avait commencé. Cramponné aux bras
du fauteuil, des Esseintes avait senti, dans la joue, du froid, puis ses yeux
avaient vu trente-six chandelles et il s'était mis, souffrant des douleurs
inouïes, à battre des pieds et à bêler ainsi qu'une
bête qu'on assassine. Un craquement s'était fait entendre, la molaire
se cassait, en venant; il lui avait alors semblé qu'on lui arrachait
la tête, qu'on lui fracassait le crâne; il avait perdu la raison,
avait hurlé de toutes ses forces, s'était furieusement défendu
contre l'homme qui se ruait de nouveau sur lui comme s'il voulait lui entrer
son bras jusqu'au fond du ventre, s'était brusquement reculé d'un
pas, et levant le corps attaché à la mâchoire, l'avait laissé
brutalement retomber, sur le derrière, dans le fauteuil, tandis que,
debout, emplissant la fenêtre, il soufflait, brandissant au bout de son
davier, une dent bleue où pendait du rouge!
Anéanti, des Esseintes avait dégobillé du sang plein une
cuvette, refusé, d'un geste, à la vieille femme qui rentrait,
l'offrande de son chicot qu'elle s'apprêtait à envelopper dans
un journal et il avait fui, payant deux francs, lançant, à son
tour, des crachats sanglants sur les marches, et il s'était retrouvé,
dans la rue, joyeux, rajeuni de dix ans, s'intéressant aux moindres choses.
- Brou! fit-il, attristé par l'assaut de ces souvenirs. Il se leva pour
rompre l'horrible charme de cette vision et, revenu dans la vie présente,
il s'inquiéta de la tortue.
Elle ne bougeait toujours point, il la palpa - elle était morte. Sans
doute habituée à une existence sédentaire, à une
humble vie passée sous sa pauvre carapace, elle n'avait pu supporter
le luxe éblouissant qu'on lui imposait, la rutilante chape dont on l'avait
vêtue, les pierreries dont on lui avait pavé le dos, comme un ciboire.
CHAPITRE V.
En même temps que s'appointait son désir de se soustraire à
une haïssable époque d'indignes muflements, le besoin de ne plus
voir de tableaux représentant l'effigie humaine tâchant à
Paris entre quatre murs, ou errant en quête d'argent par les rues, était
devenu pour lui plus despotique.
Après s'être désintéressé de l'existence contemporaine,
il avait résolu de ne pas introduire dans sa cellule des larves de répugnances
ou de regrets, aussi, avait-il voulu une peinture subtile, exquise, baignant
dans un rêve ancien, dans une corruption antique, loin de nos moeurs,
loin de nos jours.
Il avait voulu, pour la délectation de son esprit et la joie de ses yeux,
quelques oeuvres suggestives le jetant dans un monde inconnu, lui dévoilant
les traces de nouvelles conjectures, lui ébranlant le système
nerveux par d'érudites hystéries, par des cauchemars compliqués,
par des visions nonchalantes et atroces.
Entre tous, un artiste existait dont le talent le ravissait en de longs transports,
Gustave Moreau.
Il avait acquis ses deux chefs-d'oeuvre et, pendant des nuits, il rêvait
devant l'un deux, le tableau de la Salomé ainsi conçu:
Un trône se dressait, pareil au maître-autel d'une cathédrale,
sous d'innombrables voûtes jaillissant de colonnes trapues ainsi que des
piliers romans, émaillées de briques polychromes, serties de mosaïques,
incrustées de lapis et de sardoines, dans un palais semblable à
une basilique d'une architecture tout à la fois musulmane et byzantine.
Au centre du tabernacle surmontant l'autel précédé de marches
en forme de demi-vasques, le Tétrarque Hérode était assis,
coiffé d'une tiare, les jambes rapprochées, les mains sur les
genoux.
La figure était jaune, parcheminée, annelée de rides, décimée
par l'âge; sa longue barbe flottait comme un nuage blanc sur les étoiles
en pierreries qui constellaient la robe d'orfroi plaquée sur sa poitrine.
Autour de cette statue, immobile, figée dans une pose hiératique
de dieu hindou, des parfums brûlaient, dégorgeant des nuées
de vapeurs que trouaient, de même que des yeux phosphorés de bêtes,
les feux des pierres enchâssées dans les parois du trône;
puis la vapeur montait, se déroulait sous les arcades où la fumée
bleue se mêlait à la poudre d'or des grands rayons de jour, tombés
des dômes.
Dans l'odeur perverse des parfums, dans l'atmosphère surchauffée
de cette église, Salomé, le bras gauche étendu, en un geste
de commandement, le bras droit replié, tenant à la hauteur du
visage un grand lotus, s'avance lentement sur les pointes, aux accords d'une
guitare dont une femme accroupie pince les cordes.
La face recueillie, solennelle, presque auguste, elle commence la lubrique danse
qui doit réveiller les sens assoupis du vieil Hérode; ses seins
ondulent et, au frottement de ses colliers qui tourbillonnent, leurs bouts se
dressent; sur la moiteur de sa peau les diamants, attachés, scintillent;
ses bracelets, ses ceintures, ses bagues, crachent des étincelles; sur
sa robe triomphale, couturée de perles, ramagée d'argent, lamée
d'or, la cuirasse des orfèvreries dont chaque maille est une pierre,
entre en combustion, croise des serpenteaux de feu, grouille sur la chair mate,
sur la peau rose thé, ainsi que des insectes splendides aux élytres
éblouissants, marbrés de carmin, ponctués de jaune aurore,
diaprés de bleu d'acier, tigrés de vert paon.
Concentrée, les yeux fixes, semblable à une somnambule, elle ne
voit ni le Tétrarque qui frémit, ni sa mère, la féroce
Hérodias, qui la surveille, ni l'hermaphrodite ou l'eunuque qui se tient,
le sabre au poing, en bas du trône, une terrible figure, voilée
jusqu'aux joues, et dont la mamelle de châtré pend, de même
qu'une gourde, sous sa tunique bariolée d'orange.
Ce type de la Salomé si hantant pour les artistes et pour les poètes,
obsédait, depuis des années, des Esseintes. Combien de fois avait-il
lu dans la vieille bible de Pierre Variquet, traduite par les docteurs en théologie
de l'Université de Louvain, l'évangile de saint Mathieu qui raconte
en de naïves et brèves phrases, la décollation du Précurseur;
combien de fois avait-il rêvé, entre ces lignes:
« Au jour du festin de la Nativité d'Hérode, la fille d'Hérodias
dansa au milieu et plut à Hérode.
« Dont lui promit, avec serment, de lui donner tout ce qu'elle lui demanderait.
« Elle donc, induite par sa mère, dit: Donne-moi, en un plat, la
tête de Jean-Baptiste.
« Et le roi fut marri, mais à cause du serment et de ceux qui étaient
assis à table avec lui, il commanda qu'elle lui fût baillée.
« Et envoya décapiter Jean, en la prison.
« Et fut la tête d'icelui apportée dans un plat et donnée
à la fille et elle la présenta à sa mère. »
Mais ni saint Mathieu, ni saint Marc, ni saint Luc, ni les autres évangélistes
ne s'étendaient sur les charmes délirants, sur les actives dépravations
de la danseuse. Elle demeurait effacée, se perdait, mystérieuse
et pâmée, dans le brouillard lointain des siècles, insaisissable
pour les esprits précis et terre à terre, accessible seulement
aux cervelles ébranlées, aiguisées, comme rendues visionnaires
par la névrose rebelle aux peintres de la chair, à Rubens qui
la déguisa en une bouchère des Flandres, incompréhensible
pour tous les écrivains qui n'ont jamais pu rendre l'inquiétante
exaltation de la danseuse la grandeur raffinée de l'assassine.
Dans l'oeuvre de Gustave Moreau, conçue en dehors de toutes les données
du Testament, des Esseintes voyait enfin réalisée cette Salomé,
surhumaine et étrange qu'il avait rêvée. Elle n'était
plus seulement la baladine qui arrache à un vieillard, par une torsion
corrompue de ses reins, un cri de désir et de rut; qui rompt l'énergie,
fond la volonté d'un roi, par des remous de seins, des secousses de ventre,
des frissons de cuisse; elle devenait, en quelque sorte, la déité
symbolique de l'indestructible Luxure, la déesse de l'immortelle Hystérie,
la Beauté maudite, élue entre toutes par la catalepsie qui lui
raidit les chairs et lui durcit les muscles la Bête monstrueuse, indifférente,
irresponsable, insensible, empoisonnant, de même que l'Hélène
antique, tout ce qui l'approche, tout ce qui la voit, tout ce qu'elle touche.
Ainsi comprise, elle appartenait aux théogonies de l'extrême Orient;
elle ne relevait plus des traditions bibliques, ne pouvait même plus être
assimilée à la vivante image de Babylone, à la royale Prostituée
de l'Apocalypse, accoutrée, comme elle, de joyaux et de pourpre, fardée
comme elle; car celle-là n'était pas jetée par une puissance
fatidique, par une force suprême, dans les attirantes abjections de la
débauche.
Le peintre semblait d'ailleurs avoir voulu affirmer sa volonté de rester
hors des siècles, de ne point préciser d'origine, de pays, d'époque,
en mettant sa Salomé au milieu de cet extraordinaire palais, d'un style
confus et grandiose, en la vêtant de somptueuses et chimériques
robes, en la mitrant d'un incertain diadème en forme de tour phénicienne
tel qu'en porte la Salammbô, en lui plaçant enfin dans la main
le sceptre d'Isis, la fleur sacrée de l'Égypte et de l'Inde, le
grand lotus.
Des Esseintes cherchait le sens de cet emblème. Avait-il cette signification
phallique que lui prêtent les cultes primordiaux de l'Inde; annonçait-il
au vieil Hérode, une oblation de virginité, un échange
de sang, une plaie impure sollicitée, offerte sous la condition expresse
d'un meurtre; ou représentait-il l'allégorie de la fécondité,
le mythe hindou de la vie, une existence tenue entre des doigts de femme, arrachée,
foulée par des mains palpitantes d'homme qu'une démence envahit,
qu'une crise de la chair égare?
Peut-être aussi qu'en armant son énigmatique déesse du lotus
vénéré, le peintre avait songé à la danseuse,
à la femme mortelle, au Vase souillé, cause de tous les péchés
et de tous les crimes; peut-être s'était-il souvenu des rites de
la vieille Égypte, des cérémonies sépulcrales de
l'embaumement, alors que les chimistes et les prêtres étendent
le cadavre de la morte sur un banc de jaspe, lui tirent avec des aiguilles courbes
la cervelle par les fosses du nez, les entrailles par l'incision pratiquée
dans son flanc gauche, puis avant de lui dorer les ongles et les dents, avant
de l'enduire de bitumes et d'essences, lui insèrent, dans les parties
sexuelles, pour les purifier, les chastes pétales de la divine fleur.
Quoi qu'il en fût, une irrésistible fascination se dégageait
de cette toile, mais l'aquarelle intitulée L'Apparition était
peut-être plus inquiétante encore.
Là, le palais d'Hérode s'élançait, ainsi qu'un Alhambra,
sur de légères colonnes irisées de carreaux moresques,
scellés comme par un béton d'argent, comme par un ciment d'or;
des arabesques partaient de losanges en lazuli, filaient tout le long des coupoles
où, sur des marqueteries de nacre, rampaient des lueurs d'arc-en-ciel,
des feux de prisme.
Le meurtre était accompli; maintenant le bourreau se tenait impassible,
les mains sur le pommeau de sa longue épée, tachée de sang.
Le chef décapité du saint s'était élevé du
plat posé sur les dalles et il regardait, livide, la bouche décolorée,
ouverte, le cou cramoisi, dégouttant de larmes. Une mosaïque cernait
la figure d'où s'échappait une auréole s'irradiant en traits
de lumière sous les portiques, éclairant l'affreuse ascension
de la tête, allumant le globe vitreux des prunelles, attachées,
en quelque sorte crispées sur la danseuse.
D'un geste d'épouvante, Salomé repousse la terrifiante vision
qui la cloue, immobile, sur les pointes; ses yeux se dilatent, sa main étreint
convulsivement sa gorge.
Elle est presque nue; dans l'ardeur de la danse, les voiles se sont défaits,
les brocarts ont croulé; elle n'est plus vêtue que de matières
orfévries et de minéraux lucides; un gorgerin lui serre de même
qu'un corselet la taille, et, ainsi qu'une agrafe superbe, un merveilleux joyau
darde des éclairs dans la rainure de ses deux seins; plus bas, aux hanches,
une ceinture l'entoure, cache le haut de ses cuisses que bat une gigantesque
pendeloque où coule une rivière d'escarboucles et d'émeraudes;
enfin, sur le corps resté nu, entre le gorgerin et la ceinture, le ventre
bombe, creusé d'un nombril dont le trou semble un cachet gravé
d'onyx, aux tons laiteux, aux teintes de rose d'ongle.
Sous les traits ardents échappés de la tête du Précurseur,
toutes les facettes des joailleries s'embrasent; les pierres s'animent, dessinent
le corps de la femme en traits incandescents; la piquent au cou, aux jambes,
aux bras, de points de feu, vermeils comme des charbons, violets comme des jets
de gaz, bleus comme des flammes d'alcool, blancs comme des rayons d'astre.
L'horrible tête flamboie, saignant toujours, mettant des caillots de pourpre
sombre, aux pointes de la barbe et des cheveux. Visible pour la Salomé
seule, elle n'étreint pas de son morne regard, l'Hérodias qui
rêve à ses haines enfin abouties, le Tétrarque, qui, penché
un peu en avant, les mains sur les genoux, halète encore, affolé
par cette nudité de femme imprégnée de senteurs fauves,
roulée dans les baumes, fumée dans les encens et dans les myrrhes.
Tel que le vieux roi, des Esseintes demeurait écrasé, anéanti,
pris de vertige, devant cette danseuse, moins majestueuse, moins hautaine, mais
plus troublante que la Salomé du tableau à l'huile.
Dans l'insensible et impitoyable statue, dans l'innocente et dangereuse idole,
l'érotisme, la terreur de l'être humain s'étaient fait jour;
le grand lotus avait disparu, la déesse s'était évanouie;
un effroyable cauchemar étranglait maintenant l'histrionne, extasiée
par le tournoiement de la danse, la courtisane, pétrifiée, hypnotisée
par l'épouvante.
Ici, elle était vraiment fille; elle obéissait à son tempérament
de femme ardente et cruelle; elle vivait, plus raffinée et plus sauvage,
plus exécrable et plus exquise; elle réveillait plus énergiquement
les sens en léthargie de l'homme, ensorcelait, domptait plus sûrement
ses volontés, avec son charme de grande fleur vénérienne,
poussée dans des couches sacrilèges, élevée dans
des serres impies.
Comme le disait des Esseintes, jamais, à aucune époque, l'aquarelle
n'avait pu atteindre cet éclat de coloris; jamais la pauvreté
des couleurs chimiques n'avait ainsi fait jaillir sur le papier des coruscations
semblables de pierres, des lueurs pareilles de vitraux frappés de rais
de soleil, des fastes aussi fabuleux, aussi aveuglants de tissus et de chairs.
Et, perdu dans sa contemplation, il scrutait les origines de ce grand artiste,
de ce païen mystique, de cet illuminé qui pouvait s'abstraire assez
du monde pour voir, en plein Paris, resplendir les cruelles visions, les féeriques
apothéoses des autres âges.
Sa filiation, des Esseintes la suivait à peine; çà et là,
de vagues souvenirs de Mantegna et de Jacopo de Barbarj; çà et
là, de confuses hantises du Vinci et des fièvres de couleurs à
la Delacroix; mais l'influence de ces maîtres restait, en somme, imperceptible:
la vérité était que Gustave Moreau ne dérivait de
personne. Sans ascendant véritable, sans descendants possibles, il demeurait,
dans l'art contemporain, unique. Remontant aux sources ethnographiques, aux
origines des mythologies dont il comparait et démêlait les sanglantes
énigmes; réunissant, fondant en une seule les légendes
issues de l'Extrême Orient et métamorphosées par les croyances
des autres peuples, il justifiait ainsi ses fusions architectoniques, ses amalgames
luxueux et inattendus d'étoffes, ses hiératiques et sinistres
allégories aiguisées par les inquiètes perspicuités
d'un nervosisme tout moderne; et il restait à jamais douloureux, hanté
par les symboles des perversités et des amours surhumaines, des stupres
divins consommés sans abandons et sans espoirs.
Il y avait dans ses oeuvres désespérées et érudites
un enchantement singulier, une incantation vous remuant jusqu'au fond des entrailles,
comme celle de certains poèmes de Baudelaire, et l'on demeurait ébahi,
songeur, déconcerté, par cet art qui franchissait les limites
de la peinture, empruntait à l'art d'écrire ses plus subtiles
évocations, à l'art du Limosin ses plus merveilleux éclats,
à l'art du lapidaire et du graveur ses finesses les plus exquises. Ces
deux images de la Salomé, pour lesquelles l'admiration de des Esseintes
était sans borne, vivaient, sous ses yeux, pendues aux murailles de son
cabinet de travail, sur des panneaux réservés entre les rayons
des livres.
Mais là ne se bornaient point les achats de tableaux qu'il avait effectués
dans le but de parer sa solitude.
Bien qu'il eût sacrifié tout le premier et unique étage
de sa maison qu'il n'habitait personnellement pas, le rez-de-chaussée
avait à lui seul nécessité des séries nombreuses
de cadres pour habiller les murs.
Ce rez-de-chaussée était ainsi distribué:
Un cabinet de toilette, communiquant avec la chambre à coucher, occupait
l'une des encoignures de la bâtisse; de la chambre à coucher l'on
passait dans la bibliothèque, de la bibliothèque dans la salle
à manger, qui formait l'autre encoignure.
Ces pièces composant l'une des faces du logement, s'étendaient,
en ligne droite, percées de fenêtres ouvertes sur la vallée
d'Aunay.
L'autre face de l'habitation était constituée par quatre pièces
exactement semblables, en tant que disposition, aux premières. Ainsi
la cuisine faisait coude, correspondait à la salle à manger; un
grand vestibule, servant d'entrée au logis, à la bibliothèque;
une sorte de boudoir, à la chambre à coucher; les privés
dessinant un angle, au cabinet de toilette.
Toutes ces pièces prenaient jour du côté opposé à
la vallée d'Aunay et regardaient la tour du Croy et Châtillon.
Quant à l'escalier, il était collé sur l'un des flancs
de la maison, au-dehors; les pas des domestiques ébranlant les marches
arrivaient ainsi moins distincts, plus sourds, à des Esseintes.
Il avait fait tapisser de rouge vif le boudoir, et sur toutes les cloisons de
la pièce, accrocher dans des bordures d'ébène des estampes
de Jan Luyken, un vieux graveur de Hollande, presque inconnu en France.
Il possédait de cet artiste fantasque et lugubre, véhément
et farouche, la série de ses Persécutions religieuses,
d'épouvantables planches contenant tous les supplices que la folie des
religions a inventés, des planches où hurlait le spectacle des
souffrances humaines, des corps rissolés sur des brasiers, des crânes
décalottés avec des sabres, trépanés avec des clous,
entaillés avec des scies, des intestins dévidés du ventre
et enroulés sur des bobines, des ongles lentement arrachés avec
des tenailles, des prunelles crevées, des paupières retournées
avec des pointes, des membres disloqués, cassés avec soin, des
os mis à nu, longuement râclés avec des lames.
Ces oeuvres pleines d'abominables imaginations, puant le brûlé,
suant le sang, remplies de cris d'horreur et d'anathèmes, donnaient la
chair de poule à des Esseintes qu'elles retenaient suffoqué dans
ce cabinet rouge.
Mais, en sus des frissons qu'elles apportaient, en sus aussi du terrible talent
de cet homme, de l'extraordinaire vie qui animait ses personnages, l'on découvrait
chez ses étonnants pullulements de foule, chez ses flots de peuple enlevés
avec une dextérité de pointe rappelant celle de Callot, mais avec
une puissance que n'eut jamais cet amusant gribouilleur, des reconstitutions
curieuses de milieux et d'époques; l'architecture, les costumes, les
moeurs au temps des Macchabées, à Rome, sous les persécutions
des chrétiens, en Espagne, sous le règne de l'inquisition, en
France, au moyen âge et à l'époque des Saint-Barthélemy
et des Dragonnades, étaient observés avec un soin méticuleux,
notés avec une science extrême.
Ces estampes étaient des mines à renseignements: on pouvait les
contempler sans se lasser, pendant des heures; profondément suggestives
en réflexions, elles aidaient souvent des Esseintes à tuer les
journées rebelles aux livres.
La vie de Luyken était pour lui un attrait de plus; elle expliquait d'ailleurs
l'hallucination de son oeuvre. Calviniste fervent, sectaire endurci, affolé
de cantiques et de prières, il composait des poésies religieuses
qu'il illustrait, paraphrasait en vers les psaumes, s'abîmait dans la
lecture de la Bible d'où il sortait, extasié, hagard, le cerveau
hanté par des sujets sanglants, la bouche tordue par les malédictions
de la Réforme, par ses chants de terreur et de colère.
Avec cela, il méprisait le monde, abandonnait ses biens aux pauvres,
vivait d'un morceau de pain; il avait fini par s'embarquer, avec une vieille
servante, fanatisée par lui, et il allait au hasard, où abordait
son bateau, prêchant partout l'Évangile, s'essayant à ne
plus manger, devenu à peu près fou, presque sauvage.
Dans la pièce voisine, plus grande, dans le vestibule vêtu de boiseries
de cèdre, couleur de boîte à cigare, s'étageaient
d'autres gravures, d'autres dessins bizarres.
La Comédie de la Mort, de Bresdin, où dans un invraisemblable
paysage, hérissé d'arbres, de taillis, de touffes, affectant des
formes de démons et de fantômes, couvert d'oiseaux à têtes
de rats, à queues de légumes, sur un terrain semé de vertèbres,
de côtes, de crânes, des saules se dressent, noueux et crevassés,
surmontés de squelettes agitant, les bras en l'air, un bouquet, entonnant
un chant de victoire, tandis qu'un Christ s'enfuit dans un ciel pommelé,
qu'un ermite réfléchit, la tête dans ses deux mains, au
fond d'une grotte, qu'un misérable meurt épuisé de privations,
exténué de faim, étendu sur le dos, les pieds devant une
mare.
Le Bon Samaritain, du même artiste, un immense dessin à
la plume, tiré sur pierre: un extravagant fouillis de palmiers, de sorbiers,
de chênes, poussés, tous ensemble, au mépris des saisons
et des climats, une élancée de forêt vierge, criblée
de singes, de hiboux, de chouettes, bossuée de vieilles souches aussi
difformes que des racines de mandragore, une futaie magique, trouée,
au milieu, par une éclaircie laissant entrevoir, au loin, derrière
un chameau et le groupe du Samaritain et du blessé, un fleuve, puis une
ville féerique escaladant l'horizon, montant dans un ciel étrange,
pointillé d'oiseaux, moutonné de lames, comme gonflé de
ballots de nuages.
On eût dit d'un dessin de primitif, d'un vague Albert Dürer, composé
par un cerveau enfumé d'opium; mais, bien qu'il aimât la finesse
des détails et l'imposante allure de cette planche, des Esseintes s'arrêtait
plus particulièrement devant les autres cadres qui ornaient la pièce.
Ceux-là étaient signés: Odilon Redon.
Ils renfermaient dans leurs baguettes de poirier brut, liséré
d'or, des apparitions inconcevables: une tête d'un style mérovingien,
posée sur une coupe; un homme barbu, tenant tout à la fois, du
bonze et de l'orateur de réunion publique, touchant du doigt un boulet
de canon colossal; une épouvantable araignée logeant au milieu
de son corps une face humaine; puis des fusains partaient plus loin encore dans
l'effroi du rêve tourmenté par la congestion. Ici c'était
un énorme dé à jouer où clignait une paupière
triste; là des paysages, secs, arides, des plaines calcinées,
des mouvements de sol, des soulèvements volcaniques accrochant des nuées
en révolte, des ciels stagnants et livides; parfois même les sujets
semblaient empruntés au cauchemar de la science, remonter aux temps préhistoriques;
une flore monstrueuse s'épanouissait sur les roches; partout des blocs
erratiques, des boues glaciaires, des personnages dont le type simien, les épais
maxillaires, les arcades des sourcils en avant, le front fuyant, le sommet aplati
du crâne, rappelaient la tête ancestrale, la tête de la première
période quaternaire, de l'homme encore frugivore et dénué
de parole, contemporain du mammouth, du rhinocéros aux narines cloisonnées
et du grand ours. Ces dessins étaient en dehors de tout; ils sautaient,
pour la plupart, par-dessus les bornes de la peinture, innovaient un fantastique
très spécial, un fantastique de maladie et de délire.
Et, en effet, tels de ces visages, mangés par des yeux immenses, par
des yeux fous; tels de ces corps grandis outre mesure ou déformés
comme au travers d'une carafe, évoquaient dans la mémoire de des
Esseintes des souvenirs de fièvre typhoïde, des souvenirs restés
quand même des nuits brûlantes, des affreuses visions de son enfance.
Pris d'un indéfinissable malaise, devant ces dessins, comme devant certains
Proverbes de Goya qu'ils rappelaient; comme au sortir aussi d'une lecture d'Edgar
Poe dont Odilon Redon semblait avoir transposé, dans un art différent,
les mirages d'hallucination et les effets de peur, il se frottait les yeux et
contemplait une rayonnante figure qui, du milieu de ces planches agitées,
se levait sereine et calme, une figure de la Mélancolie, assise, devant
le disque d'un soleil, sur des rochers, dans une pose accablée et morne.
Par enchantement, les ténèbres se dissipaient; une tristesse charmante,
une désolation en quelque sorte alanguie, coulaient dans ses pensées,
et il méditait longuement devant cette oeuvre qui mettait, avec ses points
de gouache, semés dans le crayon gras, une clarté de vert d'eau
et d'or pâle, parmi la noirceur ininterrompue de ces fusains et de ces
estampes.
En outre de cette série des ouvrages de Redon, garnissant presque tous
les panneaux du vestibule, il avait pendu dans sa chambre à coucher,
une ébauche désordonnée de Théocopuli, un Christ
aux teintes singulières, d'un dessin exagéré, d'une couleur
féroce, d'une énergie détraquée, un tableau de la
seconde manière de ce peintre, alors qu'il était harcelé
par la préoccupation de ne plus ressembler au Titien.
Cette peinture sinistre, aux tons de cirage et de vert cadavre, répondait
pour des Esseintes à un certain ordre d'idées sur l'ameublement.
Il n'y avait, selon lui, que deux manières d'organiser une chambre à
coucher: ou bien en faire une excitante alcôve, un lieu de délectation
nocturne; ou bien agencer un lieu de solitude et de repos, un retrait de pensées,
une espèce d'oratoire.
Dans le premier cas, le style Louis XV s'imposait aux délicats, aux gens
épuisés surtout par des éréthismes de cervelle;
seul, en effet, le XVIIIe siècle a su envelopper la femme d'une atmosphère
vicieuse, contournant les meubles selon la forme de ses charmes, imitant les
contractions de ses plaisirs; les volutes de ses spasmes, avec les ondulations,
les tortillements du bois et du cuivre, épiçant la langueur sucrée
de la blonde, par son décor vif et clair, atténuant le goût
salé de la brune, par des tapisseries aux tons douceâtres, aqueux,
presque insapides.
Cette chambre, il l'avait jadis comprise dans son logement de Paris, avec le
grand lit blanc laqué qui est un piment de plus, une dépravation
de vieux passionné, hennissant devant la fausse chasteté, devant
l'hypocrite pudeur des tendrons de Greuze, devant l'artificielle candeur d'un
lit polisson, sentant l'enfant et la jeune fille.
Dans l'autre cas - et, maintenant qu'il voulait rompre avec les irritants souvenirs
de sa vie passée, celui-là était seul possible - il fallait
façonner une chambre en cellule monastique, mais alors les difficultés
s'accumulaient, car il se refusait à accepter, pour sa part, l'austère
laideur des asiles à pénitence et à prière.
À force de tourner et de retourner la question sur toutes ses faces,
il conclut que le but à atteindre pouvait se résumer en celui-ci:
arranger avec de joyeux objets une chose triste, ou plutôt, tout en lui
conservant son caractère de laideur, imprimer à l'ensemble de
la pièce, ainsi traitée, une sorte d'élégance et
de distinction; renverser l'optique du théâtre dont les vils oripeaux
jouent les tissus luxueux et chers; obtenir l'effet absolument opposé,
en se servant d'étoffes magnifiques pour donner l'impression d'une guenille;
disposer, en un mot, une loge de chartreux qui eût l'air d'être
vraie et qui ne le fût, bien entendu, pas.
Il procéda de cette manière: pour imiter le badigeon de l'ocre,
le jaune administratif et clérical, il fit tendre ses murs en soie safran;
pour traduire le soubassement couleur chocolat, habituel à ce genre de
pièces, il revêtit les parois de la cloison de lames en bois violet
foncé d'amarante. L'effet était séduisant, et il pouvait
rappeler, de loin pourtant, la déplaisante rigidité du modèle
qu'il suivait en le transformant; le plafond fut, à son tour, tapissé
de blanc écru, pouvant simuler le plâtre, sans en avoir cependant
les éclats criards; quant au froid pavage de la cellule, il réussit
assez bien à le copier, grâce à un tapis dont le dessin
représentait des carreaux rouges, avec des places blanchâtres dans
la laine, pour feindre l'usure des sandales et le frottement des bottes.
Il meubla cette pièce d'un petit lit de fer, un faux lit de cénobite,
fabriqué avec d'anciennes ferronneries forgées et polies, rehaussées,
au chevet et au pied, d'ornementations touffues, de tulipes épanouies
enlacées à des pampres, empruntées à la rampe du
superbe escalier d'un vieil hôtel.
En guise de table de nuit, il installa un antique prie-Dieu dont l'intérieur
pouvait contenir un vase et dont l'extérieur supportait un eucologe;
il apposa contre le mur, en face, un banc-d'oeuvre, surmonté d'un grand
dais à jour garni de miséricordes sculptées en plein bois,
et il pourvut ses flambeaux d'église de chandelles en vraie cire qu'il
achetait dans une maison spéciale, réservée aux besoins
du culte, car il professait un sincère éloignement pour les pétroles,
pour les schistes, pour les gaz, pour les bougies en stéarine, pour tout
l'éclairage moderne, si voyant et si brutal.
Dans son lit, le matin, la tête sur l'oreiller, avant de s'endormir, il
regardait son Théocopuli dont l'atroce couleur rabrouait un peu le sourire
de l'étoffe jaune et la rappelait à un ton plus grave, et il se
figurait aisément alors qu'il vivait à cent lieues de Paris, loin
du monde, dans le fin fond d'un cloître.
Et, somme toute, l'illusion était facile, puisqu'il menait une existence
presque analogue à celle d'un religieux. Il avait ainsi les avantages
de la claustration et il en évitait les inconvénients: la discipline
soldatesque, le manque de soins, la crasse, la promiscuité, le désoeuvrement
monotone. De même qu'il avait fait de sa cellule, une chambre confortable
et tiède, de même il avait rendu sa vie normale, douce, entourée
de bien-être, occupée et libre.
Tel qu'un ermite, il était mûr pour l'isolement, harassé
de la vie, n'attendant plus rien d'elle; tel qu'un moine aussi, il était
accablé d'une lassitude immense, d'un besoin de recueillement, d'un désir
de ne plus avoir rien de commun avec les profanes qui étaient, pour lui,
les utilitaires et les imbéciles.
En résumé, bien qu'il n'éprouvât aucune vocation
pour l'état de grâce, il se sentait une réelle sympathie
pour ces gens enfermés dans des monastères, persécutés
par une haineuse société qui ne leur pardonne ni le juste mépris
qu'ils ont pour elle ni la volonté qu'ils affirment de racheter, d'expier,
par un long silence, le dévergondage toujours croissant de ses conversations
saugrenues ou niaises.
CHAPITRE VI.
Enfoncé dans un vaste fauteuil à oreillettes, les pieds sur les
poires en vermeil des chenets, les pantoufles rôties par les bûches
qui dardaient, en crépitant, comme cinglées par le souffle furieux
d'un chalumeau, de vives flammes, des Esseintes posa le vieil in-quarto qu'il
lisait, sur une table, s'étira, alluma une cigarette, puis il se prit
à rêver délicieusement, lancé à toutes brides
sur une piste de souvenirs effacée depuis des mois et subitement retracée
par le rappel d'un nom qui s'éveillait, sans motifs du reste, dans sa
mémoire.
Il revoyait, avec une surprenante lucidité, la gêne de son camarade
d'Aigurande, lorsque, dans une réunion de persévérants
célibataires, il avait dû avouer les derniers apprêts d'un
mariage. On se récria, on lui peignit les abominations des sommeils dans
le même linge; rien n'y fit: la tête perdue, il croyait à
l'intelligence de sa future femme et prétendait avoir discerné
chez elle d'exceptionnelles qualités de dévouement et de tendresse.
Seul, parmi ces jeunes gens, des Esseintes encouragea ses résolutions
dès qu'il eut appris que sa fiancée désirait loger au coin
d'un nouveau boulevard, dans l'un de ces modernes appartements tournés
en rotonde.
Convaincu de l'impitoyable puissance des petites misères, plus désastreuses
pour les tempéraments bien trempés que les grandes et, se basant
sur ce fait que d'Aigurande ne possédait aucune fortune et que la dot
de sa femme était à peu près nulle, il aperçut,
dans ce simple souhait, une perspective infinie de ridicules maux.
En effet, d'Aigurande acheta des meubles façonnés en rond, des
consoles évidées par derrière, faisant le cercle, des supports
de rideaux en forme d'arc, des tapis taillés en croissants tout un mobilier
fabriqué sur commande.
Il dépensa le double des autres, puis, quand sa femme, à court
d'argent pour ses toilettes, se lassa d'habiter cette rotonde et s'en fut occuper
un appartement carré, moins cher, aucun meuble ne put ni cadrer ni tenir.
Peu à peu, cet encombrant mobilier devint une source d'interminables
ennuis; l'entente déjà fêlée par une vie commune,
s'effrita de semaine en semaine; ils s'indignèrent, se reprochant mutuellement
de ne pouvoir demeurer dans ce salon où les canapés et les consoles
ne touchaient pas aux murs et branlaient aussitôt qu'on les frôlait,
malgré leurs cales. Les fonds manquèrent pour des réparations
du reste presque impossibles. Tout devint sujet à aigreurs et à
querelles, tout depuis les tiroirs qui avaient joué dans les meubles
mal d'aplomb jusqu'aux larcins de la bonne qui profitait de l'inattention des
disputes pour piller la caisse; bref, la vie leur fut insupportable; lui, s'égaya
au dehors; elle, quêta, parmi les expédients de l'adultère,
l'oubli de sa vie pluvieuse et plate. D'un commun avis, ils résilièrent
leur bail et requérirent la séparation de corps.
- Mon plan de bataille était exact, s'était alors dit des Esseintes,
qui éprouva cette satisfaction des stratégistes dont les manoeuvres,
prévues de loin, réussissent.
En songeant actuellement, devant son feu, au bris de ce ménage qu'il
avait aidé, par ses bons conseils, à s'unir, il jeta une nouvelle
brassée de bois, dans la cheminée, et il repartit à toute
volée dans ses rêves.
Appartenant au même ordre d'idées, d'autres souvenirs se pressaient
maintenant.
Il y avait de cela quelques années, il s'était croisé,
rue de Rivoli, un soir, avec un galopin d'environ seize ans, un enfant pâlot
et fûté, tentant de même qu'une fille. Il suçait péniblement
une cigarette dont le papier crevait, percé par les bûches pointues
du caporal. Tout en pestant, il frottait sur sa cuisse des allumettes de cuisine
qui ne partaient point; il les usa toutes. Apercevant alors des Esseintes qui
l'observait, il s'approcha, la main sur la visière de sa casquette et
lui demanda poliment du feu. Des Esseintes lui offrit d'aromatiques cigarettes
de dubèque, puis il entama la conversation et incita l'enfant à
lui conter son histoire.
Elle était des plus simples, il s'appelait Auguste Langlois, travaillait
chez un cartonnier, avait perdu sa mère et possédait un père
qui le battait comme plâtre.
Des Esseintes l'écoutait pensif: - Viens boire dit-il. Et il l'emmena
dans un café où il lui fit servir de violents punchs. - L'enfant
buvait, sans dire mot. - Voyons, fit tout à coup des Esseintes, veux-tu
t'amuser, ce soir? c'est moi qui paye. Et il avait emmené le petit chez
madame Laure, une dame qui tenait, rue Mosnier, au troisième, un assortiment
de fleuristes, dans une série de pièces rouges, ornées
de glaces rondes, meublées de canapés et de cuvettes.
Là, très ébahi, Auguste avait regardé, en pétrissant
le drap de sa casquette, un bataillon de femmes dont les bouches peintes s'ouvrirent
toutes ensemble - Ah le môme! Tiens, il est gentil!
- Mais, dis donc, mon petit, tu n'as pas l'âge, avait ajouté une
grande brune, aux yeux à fleur de tête, au nez busqué, qui
remplissait chez Madame Laure l'indispensable rôle de la belle juive.
Installé, presque chez lui, des Esseintes causait avec la patronne, à
voix basse.
- N'aie donc pas peur, bêta, reprit-il, s'adressant à l'enfant.
Allons, fais ton choix, je régale. Et il poussa doucement le gamin qui
tomba sur un divan, entre deux femmes. Elles se serrèrent un peu, sur
un signe de madame, enveloppant les genoux d'Auguste, avec leurs peignoirs lui
mettant sous le nez leurs épaules poudrées d'un givre entêtant
et tiède, et il ne bougeait plus, le sang aux joues, la bouche rêche,
les yeux baissés, hasardant, en dessous, des regards curieux qui s'attachaient
obstinément au haut des jambes.
Vanda, la belle Juive, l'embrassa, lui donnant de bons conseils, lui recommandant
d'obéir à ses père et mère, et ses mains erraient,
en même temps, avec lenteur, sur l'enfant dont la figure changée
se pâmait sur son cou, à la renverse.
- Alors ce n'est pas pour ton compte que tu viens, ce soir, dit à des
Esseintes madame Laure. Mais où diable as-tu levé ce bambin? reprit-elle,
quand Auguste eut disparu, emmené par la belle juive.
- Dans la rue, ma chère.
- Tu n'es pourtant pas gris, murmura la vieille dame. Puis, après réflexion,
elle ajouta, avec un sourire maternel: - Je comprends; mâtin, dis-donc,
il te les faut jeunes, à toi!
Des Esseintes haussa les épaules. - Tu n'y es pas; oh! mais pas du tout,
fit-il; la vérité c'est que je tâche simplement de préparer
un assassin. Suis bien en effet mon raisonnement. Ce garçon est vierge
et a atteint l'âge où le sang bouillonne; il pourrait courir après
les fillettes de son quartier, demeurer honnête, tout en s'amusant, avoir,
en somme, sa petite part du monotone bonheur réservé aux pauvres.
Au contraire, en l'amenant ici, au milieu d'un luxe qu'il ne soupçonnait
même pas et qui se gravera forcément dans sa mémoire; en
lui offrant, tous les quinze jours, une telle aubaine, il prendra l'habitude
de ces jouissances que ses moyens lui interdisent; admettons qu'il faille trois
mois pour qu'elles lui soient devenues absolument nécessaires - et, en
les espaçant comme je le fais, je ne risque pas de le rassasier; - eh
bien, au bout de ces trois mois, je supprime la petite rente que je vais te
verser d'avance pour cette bonne action, et alors il volera, afin de séjourner
ici; il fera les cent dix-neuf coups, pour se rouler sur ce divan et sous ce
gaz!
En poussant les choses à l'extrême, il tuera, je l'espère,
le monsieur qui apparaîtra mal à propos tandis qu'il tentera de
forcer son secrétaire: - alors, mon but sera atteint, j'aurai contribué,
dans la mesure de mes ressources, à créer un gredin, un ennemi
de plus pour cette hideuse société qui nous rançonne.
Les femmes ouvrirent de grands yeux.
- Te voilà? reprit-il, voyant Auguste qui rentrait dans le salon et se
dérobait, rouge et penaud, derrière la belle Juive. - Allons,
gamin, il se fait tard, salue ces dames. Et il lui expliqua dans l'escalier
qu'il pourrait, chaque quinzaine, se rendre, sans bourse délier, chez
madame Laure; puis, une fois dans la rue, sur le trottoir, regardant l'enfant
abasourdi:
- Nous ne nous verrons plus, fit-il; retourne au plus vite chez ton père
dont la main est inactive et le démange, et rappelle-toi cette parole
quasi évangélique: Fais aux autres ce que tu ne veux pas qu'ils
te fassent; avec cette maxime tu iras loin. - Bonsoir. - Surtout ne sois pas
ingrat, donne-moi le plus tôt possible de tes nouvelles par la voie des
gazettes judiciaires.
- Le petit Judas! murmurait maintenant des Esseintes, en tisonnant ses braises;
- dire que je n'ai jamais vu son nom figurer parmi les faits-divers! - Il est
vrai qu'il ne m'a pas été possible de jouer serré, que
j'ai pu prévoir mais non supprimer certains aléas, tels que les
carottes de la mère Laure, empochant l'argent sans échange de
marchandise; la toquade d'une de ces femmes pour Auguste qui a peut-être
consommé, au bout de ses trois mois, à l'oeil; voire même
les vices faisandés de la belle Juive qui ont pu effrayer ce gamin trop
impatient et trop jeune pour se prêter aux lents préambules et
aux foudroyantes fins des artifices. À moins donc qu'il n'ait eu des
démêlés avec la justice depuis qu'étant à
Fontenay, je ne lis plus de feuilles, je suis floué.
Il se leva et fit plusieurs tours dans sa chambre. - Ce serait tout de même
dommage, se dit-il, car, en agissant de la sorte, j'avais réalisé
la parabole laïque, l'allégorie de l'instruction universelle qui,
ne tendant à rien moins qu'à transmuer tous les gens en des Langlois,
s'ingénie, au lieu de crever définitivement et par compassion
les yeux des misérables, à les leur ouvrir tout grands et de force,
pour qu'ils aperçoivent autour d'eux des sorts immérités
et plus cléments, des joies plus laminées et plus aiguës
et, par conséquent, plus désirables et plus chères.
Et le fait est, continua des Esseintes, poursuivant son raisonnement, le fait
est que, comme la douleur est un effet de l'éducation, comme elle s'élargit
et s'acière à mesure que les idées naissent: plus on s'efforcera
d'équarrir l'intelligence et d'affiner le système nerveux des
pauvres diables, et plus on développera en eux les germes si furieusement
vivaces de la souffrance morale et de la haine.
Les lampes charbonnaient. Il les remonta et consulta sa montre. - Trois heures
du matin. - Il alluma une cigarette et se replongea dans la lecture interrompue
par ses rêveries, du vieux poème latin De laude castitatis,
écrit sous le règne de Gondebald, par Avitus, évêque
métropolitain de Vienne.
CHAPITRE VII.
Depuis cette nuit où, sans cause apparente, il avait évoqué
le mélancolique souvenir d'Auguste Langlois, il revécut toute
son existence.
Il était maintenant incapable de comprendre un mot aux volumes qu'il
consultait; ses yeux mêmes ne lisaient plus - il lui sembla que son esprit
saturé de littérature et d'art se refusait à en absorber
davantage.
Il vivait sur lui-même, se nourrissait de sa propre substance, pareil
à ces bêtes engourdies, tapies dans un trou, pendant l'hiver; la
solitude avait agi sur son cerveau, de même qu'un narcotique. Après
l'avoir tout d'abord énervé et tendu, elle amenait une torpeur
hantée de songeries vagues; elle annihilait ses desseins, brisait ses
volontés, guidait un défilé de rêves qu'il subissait,
passivement, sans même essayer de s'y soustraire.
Le tas confus des lectures, des méditations artistiques, qu'il avait
accumulées depuis son isolement, ainsi qu'un barrage pour arrêter
le courant des anciens souvenirs, avait été brusquement emporté,
et le flot s'ébranlait, culbutant le présent, l'avenir, noyant
tout sous la nappe du passé, emplissant son esprit d'une immense étendue
de tristesse sur laquelle nageaient, semblables à de ridicules épaves,
des épisodes sans intérêt de son existence, des riens absurdes.
Le livre qu'il tenait à la main tombait sur ses genoux; il s'abandonnait,
regardant, plein de dégoûts et d'alarmes, défiler les années
de sa vie défunte; elles pivotaient, ruisselaient maintenant autour du
rappel de madame Laure et d'Auguste, enfoncé, dans ces fluctuations,
comme un pieu ferme, comme un fait net. Quelle époque que celle-là!
c'était le temps des soirées dans le monde, des courses, des parties
de cartes, des amours commandées à l'avance, servies, à
l'heure, sur le coup de minuit, dans son boudoir rose! Il se remémorait
des figures, des mines, des mots nuls qui l'obsédaient avec cette ténacité
des airs vulgaires qu'on ne peut se défendre de fredonner, mais qui finissent
par s'épuiser, tout à coup, sans qu'on y pense.
Cette période fut de courte durée; il eut une sieste de mémoire,
se replongea dans ses études latines afin d'effacer jusqu'à l'empreinte
même de ces retours.
Le branle était donné; une seconde phase succéda presque
immédiatement à la première, celle des souvenirs de son
enfance, celle surtout des ans écoulés chez les Pères.
Ceux-là étaient plus éloignés et plus certains,
gravés d'une façon, plus accusée et plus sûre; le
parc touffu, les longues allées, les plates-bandes, les bancs, tous les
détails matériels se levèrent dans sa chambre.
Puis les jardins s'emplirent, il entendit résonner les cris des élèves,
les rires des professeurs se mêlant aux récréations, jouant
à la paume, la soutane retroussée, serrée entre les genoux,
ou bien causant avec les jeunes gens, sans pose ni morgue, ainsi que des camarades
du même âge, sous les arbres.
Il se rappela le joug paternel qui s'accommodait mal des punitions, se refusait
à infliger des cinq cents et des mille vers, se contentait de faire «
réparer », tandis que les autres s'amusaient, la leçon pas
sue, recourait plus souvent encore à la simple réprimande, entourait
l'enfant d'une surveillance active mais douce, cherchant à lui être
agréable, consentant à des promenades où bon lui semblait,
le mercredi, saisissant l'occasion de toutes les petites fêtes non carillonnées
de l'Église, pour ajouter à l'ordinaire des repas des gâteaux
et du vin, pour le régaler de parties de campagne; un joug paternel qui
consistait à ne pas abrutir l'élève, à discuter
avec lui, à le traiter déjà en homme, tout en lui conservant
le dorlotement d'un bambin gâté.
Ils arrivaient ainsi à prendre sur l'enfant un réel ascendant,
à pétrir, dans une certaine mesure, les intelligences qu'ils cultivaient,
à les diriger, dans un sens, à les greffer d'idées spéciales,
à assurer la croissance de leurs pensées par une méthode
insinuante et pateline qu'ils continuaient, en s'efforçant de les suivre
dans la vie, de les soutenir dans leur carrière, en leur adressant ces
lettres affectueuses comme le dominicain Lacordaire savait en écrire
à ses anciens élèves de Sorrèze.
Des Esseintes se rendait compte par lui-même de l'opération qu'il
se figurait avoir sans résultat subie; son caractère rebelle aux
conseils pointilleux, fureteur, porté aux controverses, l'avait empêché
d'être modelé par leur discipline, asservi par leurs leçons;
une fois sorti du collège, son scepticisme s'était accru; son
passage au travers d'un monde légitimiste, intolérant et borné,
ses conversations avec d'inintelligents marguilliers et de bas abbés
dont les maladresses déchiraient le voile si savamment tissé par
les Jésuites, avaient encore fortifié son esprit d'indépendance,
augmenté sa défiance en une foi quelconque.
Il s'estimait, en somme, dégagé de tout lien, de toute contrainte;
il avait simplement gardé, contrairement à tous les gens élevés
dans les lycées ou les pensions laïques, un excellent souvenir de
son collège et de ses maîtres, et voilà que maintenant,
il se consultait, en arrivait à se demander si les semences tombées
jusqu'à ce jour dans un sol stérile, ne commençaient pas
à poindre.
En effet, depuis quelques jours, il se trouvait dans un état d'âme
indescriptible. Il croyait pendant une seconde, allait d'instinct à la
religion, puis au moindre raisonnement son attirance vers la foi s'évaporait;
mais il restait, malgré tout, plein de trouble.
Il savait pourtant bien, en descendant en lui, qu'il n'aurait jamais l'esprit
d'humilité et de pénitence vraiment chrétien; il savait,
à n'en pouvoir hésiter, que ce moment dont parle Lacordaire, ce
moment de la grâce « où le dernier trait de lumière
pénètre dans l'âme et rattache à un centre commun
les vérités qui y sont éparses », ne viendrait jamais
pour lui; il n'éprouvait pas ce besoin de mortification et de prière
sans lequel, si l'on écoute la majeure partie des prêtres, aucune
conversion n'est possible; il ne ressentait aucun désir d'implorer un
Dieu dont la miséricorde lui semblait des moins probables; et cependant
la sympathie qu'il conservait pour ses anciens maîtres arrivait à
le faire s'intéresser à leurs travaux, à leurs doctrines;
ces accents inimitables de la conviction, ces voix ardentes d'hommes d'une intelligence
supérieure lui revenaient, l'amenaient à douter de son esprit
et de ses forces. Au milieu de cette solitude où il vivait, sans nouvel
aliment, sans impressions fraîchement subies, sans renouvellement de pensées,
sans cet échange de sensations venues du dehors, de la fréquentation
du monde, de l'existence menée en commun; dans ce confinement contre
nature où il s'entêtait, toutes les questions, oubliées
pendant son séjour à Paris, se posaient à nouveau, comme
d'irritants problèmes.
La lecture des ouvrages latins qu'il aimait, d'ouvrages presque tous rédigés
par des évêques et par des moines, avait sans doute contribué
à déterminer cette crise. Enveloppé dans une atmosphère
de couvent, dans un parfum d'encens qui lui grisaient la tête, il s'était
exalté les nerfs et par une association d'idées, ces livres avaient
fini par refouler les souvenirs de sa vie de jeune homme, par remettre en lumière
ceux de sa jeunesse, chez les Pères.
- Il n'y a pas à dire, pensait des Esseintes s'essayant à se raisonner,
à suivre la marche de cette ingestion de l'élément Jésuite,
à Fontenay; j'ai, depuis mon enfance, et sans que je l'aie jamais su,
ce levain qui n'avait pas encore fermenté; ce penchant même que
j'ai toujours eu pour les objets religieux en est peut-être une preuve.
Mais il cherchait à se persuader le contraire, mécontent de ne
plus être maître absolu chez lui; il se procura des motifs; il avait
dû forcément se tourner du côté du sacerdoce, puisque
l'Église a, seule, recueilli l'art, la forme perdue des siècles;
elle a immobilisé, jusque dans la vile reproduction moderne, le contour
des orfèvreries, gardé le charme des calices élancés
comme des pétunias, des ciboires aux flancs purs; préservé,
même dans l'aluminium, dans les faux émaux, dans les verres colorés,
la grâce des façons d'antan. En somme, la plupart des objets précieux,
classés au musée de Cluny, et échappés par miracle
à l'immonde sauvagerie des sans-culottes, proviennent des anciennes abbayes
de France; de même que l'Église a préservé de la
barbarie, au moyen âge, la philosophie, l'histoire et les lettres, de
même elle a sauvé l'art plastique, amené jusqu'à
nos jours ces merveilleux modèles de tissus, de joailleries que les fabricants
de choses saintes gâtent le plus qu'ils peuvent, sans en pouvoir toutefois
altérer la forme initiale, exquise. Il n'y avait dès lors rien
de surprenant à ce qu'il eût pourchassé ces antiques bibelots,
qu'il eût, avec nombre de collectionneurs, retiré ces reliques
de chez les antiquaires de Paris, de chez les brocanteurs de la campagne.
Mais, il avait beau invoquer toutes ces raisons, il ne parvenait pas complètement
à se convaincre. Certes, en se résumant, il persistait à
considérer la religion ainsi qu'une superbe légende, qu'une magnifique
imposture, et cependant, en dépit de toutes ces explications, son scepticisme
commençait à s'entamer.
Évidemment, ce fait bizarre existait: il était moins assuré
maintenant que dans son enfance, alors que la sollicitude des Jésuites
était directe, que leur enseignement était inévitable,
qu'il était entre leurs mains, leur appartenait, corps et âme,
sans liens de famille, sans influences pouvant réagir contre eux, du
dehors. Ils lui avaient aussi inculqué un certain goût du merveilleux
qui s'était lentement et obscurément ramifié dans son âme,
qui s'épanouissait aujourd'hui, dans la solitude, qui agissait quand
même sur l'esprit silencieux, interné, promené dans le court
manège des idées fixes.
À examiner le travail de sa pensée, à chercher à
en relier les fils, à en découvrir les sources et les causes,
il en vint à se persuader que ses agissements, pendant sa vie mondaine,
dérivaient de l'éducation qu'il avait reçue. Ainsi ses
tendances vers l'artifice, ses besoins d'excentricité, n'étaient-ils
pas, en somme, des résultats d'études spécieuses, de raffinements
extraterrestres, de spéculations quasi théologiques; c'étaient,
au fond, des transports, des élans vers un idéal, vers un univers
inconnu, vers une béatitude lointaine, désirable comme celle que
nous promettent les Écritures.
Il s'arrêta net, brisa le fil de ses réflexions. - Allons, se dit-il,
dépité, je suis encore plus atteint que je ne le croyais; voilà
que j'argumente avec moi-même, ainsi qu'un casuiste.
Il resta songeur, agité d'une crainte sourde; certes, si la théorie
de Lacordaire était exacte, il n'avait rien à redouter, puisque
le coup magique de la conversion ne se produit point dans un sursaut; il fallait,
pour amener l'explosion, que le terrain fût longuement, constamment miné;
mais si les romanciers parlent du coup de foudre de l'amour, un certain nombre
de théologiens parlent aussi du coup de foudre de la religion; en admettant
que cette doctrine fût vraie, personne n'était alors sûr
de ne pas succomber. Il n'y avait plus ni analyse à faire sur soi-même,
ni pressentiments à considérer, ni mesures préventives
à requérir; la psychologie du mysticisme était nulle. C'était
ainsi parce que c'était ainsi, et voilà tout.
- Eh! je deviens stupide, se dit des Esseintes, la crainte de cette maladie
va finir par déterminer la maladie elle-même, si ça continue.
Il parvint à secouer un peu cette influence; ses souvenirs s'apaisèrent,
mais d'autres symptômes morbides parurent; maintenant les sujets de discussions
le hantaient seuls; le parc, les leçons, les Jésuites étaient
loin; il était dominé, tout entier, par des abstractions; il pensait,
malgré lui, à des interprétations contradictoires de dogmes,
à des apostasies perdues, consignées dans l'ouvrage sur les Conciles,
du père Labbe. Des bribes de ces schismes, des bouts de ces hérésies,
qui divisèrent, pendant des siècles, les Églises de l'Occident
et de l'Orient, lui revenaient. Ici, Nestorius contestant à la Vierge
le titre de mère de Dieu, parce que, dans le mystère de l'Incarnation,
ce n'était pas le Dieu, mais bien la créature humaine qu'elle
avait portée dans ses flancs; là, Eutychès, déclarant
que l'image du Christ ne pouvait ressembler à celle des autres hommes,
puisque la Divinité avait élu domicile dans son corps et en avait,
par conséquent, changé la forme du tout au tout; là encore,
d'autres ergoteurs soutenaient que le Rédempteur n'avait pas eu du tout
de corps, que cette expression des livres saints devait être prise au
figuré; tandis que Tertullien émettait son fameux axiome quasi
matérialiste: « Rien n'est incorporel que ce qui n'est pas; tout
ce qui est, a un corps qui lui est propre »; enfin cette vieille question,
débattue pendant des ans: le Christ a-t-il été attaché,
seul, sur la croix ou bien la Trinité, une en trois personnes, a-t-elle
souffert, dans sa triple hypostase, sur le gibet du Calvaire? le sollicitaient
et le pressaient - et, machinalement, comme une leçon jadis apprise,
il se posait à lui-même les questions et se donnait les réponses.
Ce fut, durant quelques jours, dans sa cervelle, un grouillement de paradoxes,
de subtilités, un vol de poils fendus en quatre, un écheveau de
règles aussi compliquées que des articles de codes, prêtant
à tous les sens, à tous les jeux de mots, aboutissant à
une jurisprudence céleste des plus ténues, des plus baroques;
puis le côté abstrait s'effaça, à son tour, et tout
un côté plastique lui succéda, sous l'action des Gustave
Moreau pendus aux murs.
Il vit défiler toute une procession de prélats: des archimandrites,
des patriarches, levant, pour bénir la foule agenouillée, des
bras d'or, agitant leurs barbes blanches dans la lecture et la prière;
il vit s'enfoncer dans des cryptes obscures des files silencieuses de pénitents;
il vit s'élever des cathédrales immenses où tonitruaient
des moines blancs en chaire. De même, qu'après une touche d'opium,
de Quincey, au seul mot de « Consul Romanus », évoquait des
pages entières de Tite-Live, regardait s'avancer la marche solennelle
des Consuls, s'ébranler la pompeuse ordonnance des armées romaines;
lui, sur une expression théologique, demeurait haletant, considérait
des reflux de peuple, des apparitions épiscopales se détachant
sur les fonds embrasés des basiliques; ces spectacles le tenaient sous
le charme, courant d'âges en âges, arrivant aux cérémonies
religieuses modernes, le roulant dans un infini de musique, lamentable et tendre.
Là, il n'avait plus de raisonnement à se faire, plus de débats
à supporter; c'était une indéfinissable impression de respect
et de crainte; le sens artiste était subjugué par les scènes
si bien calculées des catholiques; à ces souvenirs, ses nerfs
tressaillaient, puis en une subite rébellion, en une rapide volte, des
idées monstrueuses naissaient en lui, des idées de ces sacrilèges
prévus par le manuel des confesseurs, des ignominieux et impurs abus
de l'eau bénite et de l'huile sainte. En face d'un Dieu omnipotent, se
dressait maintenant un rival plein de force, le Démon, et une affreuse
grandeur lui semblait devoir résulter d'un crime pratiqué, en
pleine église par un croyant s'acharnant, dans une horrible allégresse,
dans une joie toute sadique, à blasphémer, à couvrir d'outrages,
à abreuver d'opprobres, les choses révérées; des
folies de magie, de messe noire, de sabbat, des épouvantes de possessions
et d'exorcismes se levaient; il en venait à se demander s'il ne commettait
pas un sacrilège, en possédant des objets autrefois consacrés,
des canons d'église, des chasubles et des custodes; et, cette pensée
d'un état peccamineux lui apportait une sorte d'orgueil et d'allègement;
il y démêlait des plaisirs de sacrilèges, mais de sacrilèges
contestables, en tout cas, peu graves, puisqu'en somme il aimait ces objets
et n'en dépravait pas l'usage; il se berçait ainsi de pensées
prudentes et lâches, la suspicion de son âme lui interdisant des
crimes manifestes, lui enlevant la bravoure nécessaire pour accomplir
des péchés épouvantables, voulus, réels.
Peu à peu enfin, ces arguties s'évanouirent. Il vit, en quelque
sorte, du haut de son esprit, le panorama de l'Église, son influence
héréditaire sur l'humanité, depuis des siècles;
il se la représenta, désolée et grandiose, énonçant
à l'homme, l'horreur de la vie, l'inclémence de la destinée,
prêchant la patience, la contrition, l'esprit de sacrifice; tâchant
de panser les plaies, en montrant les blessures saignantes du Christ; assurant
des privilèges divins, promettant la meilleure part du paradis aux affligés;
exhortant la créature humaine à souffrir; à présenter
à Dieu, comme un holocauste, ses tribulations et ses offenses, ses vicissitudes
et ses peines. Elle devenait véritablement éloquente, maternelle
aux misérables, pitoyable aux opprimés, menaçante pour
les oppresseurs et les despotes.
Ici, des Esseintes reprenait pied. Certes, il était satisfait de cet
aveu de l'ordure sociale, mais alors, il se révoltait contre le vague
remède d'une espérance en une autre vie. Schopenhauer était
plus exact; sa doctrine et celle de l'Église partaient d'un point de
vue commun; lui aussi se basait sur l'iniquité et sur la turpitude du
monde, lui aussi jetait avec l'Imitation de Notre-Seigneur, cette clameur douloureuse:
« C'est vraiment une misère que de vivre sur la terre! »
Lui aussi prêchait le néant de l'existence, les avantages de la
solitude, avisait l'humanité que quoi qu'elle fît, de quelque côté
qu'elle se tournât, elle demeurerait malheureuse: pauvre, à cause
des souffrances qui naissent des privations, riche, en raison de l'invincible
ennui qu'engendre l'abondance; mais il ne vous prônait aucune panacée,
ne vous berçait, pour remédier à d'inévitables maux,
par aucun leurre.
Il ne vous soutenait pas le révoltant système du péché
originel; ne tentait point de vous prouver que celui-là est un Dieu souverainement
bon qui protège les chenapans, aide les imbéciles, écrase
l'enfance, abêtit la vieillesse, châtie les incoupables; il n'exaltait
pas les bienfaits d'une Providence qui a inventé cette abomination, inutile,
incompréhensible, injuste, inepte, la souffrance physique; loin de s'essayer
à justifier, ainsi que l'Église, la nécessité des
tourments et des épreuves, il s'écriait, dans sa miséricorde
indignée: « Si un Dieu a fait ce monde, je n'aimerais pas à
être ce Dieu; la misère du monde me déchirerait le coeur.
»
Ah! lui seul était dans le vrai! qu'étaient toutes les pharmacopées
évangéliques à côté de ses traités
d'hygiène spirituelle? Il ne prétendait rien guérir, n'offrait
aux malades aucune compensation, aucun espoir; mais sa théorie du Pessimisme
était, en somme, la grande consolatrice des intelligences choisies, des
âmes élevées; elle révélait la société
telle qu'elle est, insistait sur la sottise innée des femmes, vous signalait
les ornières, vous sauvait des désillusions en vous avertissant
de restreindre autant que possible vos espérances, de n'en point du tout
concevoir, si vous vous en sentiez la force, de vous estimer enfin heureux si,
à des moments inopinés, il ne vous dégringolait pas sur
la tête de formidables tuiles.
Élancée de la même piste que l'Imitation, cette théorie
aboutissait, elle aussi, mais sans s'égarer parmi de mystérieux
dédales et d'invraisemblables routes, au même endroit, à
la résignation, au laisser-faire.
Seulement, si cette résignation tout bonnement issue de la constatation
d'un état de choses déplorable et de l'impossibilité d'y
rien changer, était accessible aux riches de l'esprit, elle n'était
que plus difficilement saisissable aux pauvres dont la bienfaisante religion
calmait plus aisément alors les revendications et les colères,
Ces réflexions soulageaient des Esseintes d'un lourd poids; les aphorismes
du grand Allemand apaisaient le frisson de ses pensées et cependant,
les points de contact de ces deux doctrines les aidaient à se rappeler
mutuellement à la mémoire, et il ne pouvait oublier, ce catholicisme
si poétique, si poignant, dans lequel il avait baigné et dont
il avait jadis absorbé l'essence par tous les pores.
Ces retours de la croyance, ces appréhensions de la foi le tourmentaient
surtout depuis que des altérations se produisaient dans sa santé;
ils coïncidaient avec des désordres nerveux nouvellement venus.
Depuis son extrême jeunesse, il avait été torturé
par d'inexplicables répulsions, par des frémissements qui lui
glaçaient l'échine, lui contractaient les dents, par exemple,
quand il voyait du linge mouillé qu'une bonne était en train de
tordre; ces effets avaient toujours persisté; aujourd'hui encore il souffrait
réellement à entendre déchirer une étoffe, à
frotter un doigt sur un bout de craie, à tâter avec la main un
morceau de moire.
Les excès de sa vie de garçon, les tensions exagérées
de son cerveau, avaient singulièrement aggravé sa névrose
originelle, amoindri le sang déjà usé de sa race; à
Paris, il avait dû suivre des traitements d'hydrothérapie, pour
des tremblements des doigts, pour des douleurs affreuses, des névralgies
qui lui coupaient en deux la face, frappaient à coups continus la tempe,
aiguillaient les paupières, provoquaient des nausées qu'il ne
pouvait combattre qu'en s'étendant sur le dos, dans l'ombre.
Ces accidents avaient lentement disparu, grâce à une vie plus réglée,
plus calme; maintenant, ils s'imposaient à nouveau, variant de forme,
se promenant par tout le corps; les douleurs quittaient le crâne, allaient
au ventre ballonné, dur, aux entrailles traversées d'un fer rouge,
aux efforts inutiles et pressants; puis la toux nerveuse, déchirante,
aride, commençant juste à telle heure, durant un nombre de minutes
toujours égal, le réveilla, l'étrangla au lit; enfin l'appétit
cessa, des aigreurs gazeuses et chaudes, des feux secs lui parcoururent l'estomac;
il gonflait, étouffait, ne pouvait plus, après chaque tentative
de repas, supporter une culotte boutonnée, un gilet serré.
Il supprima les alcools, le café, le thé, but des laitages, recourut
à des affusions d'eau froide, se bourra d'assa-foetida, de valériane
et de quinine; il voulut même sortir de sa maison, se promena un peu,
dans la campagne, lorsque vinrent ces jours de pluie qui la font silencieuse
et vide; il se força à marcher, à prendre de l'exercice;
en dernier ressort, il renonça provisoirement à la lecture et,
rongé d'ennui, il se détermina, pour occuper sa vie devenue oisive,
à réaliser un projet qu'il avait sans cesse différé,
par paresse, par haine du dérangement, depuis qu'il s'était installé
à Fontenay.
Ne pouvant plus s'enivrer à nouveau des magies du style, s'énerver
sur le délicieux sortilège de l'épithète rare qui,
tout en demeurant précise, ouvre cependant à l'imagination des
initiés, des au-delà sans fin, il se résolut à parachever
l'ameublement du logis, à se procurer des fleurs précieuses de
serre, à se concéder ainsi une occupation matérielle qui
le distrairait, lui détendrait les nerfs, lui reposerait le cerveau,
et il espérait aussi que la vue de leurs étranges et splendides
nuances le dédommagerait un peu des chimériques et réelles
couleurs du style que sa diète littéraire allait lui faire momentanément
oublier ou perdre.
CHAPITRE VIII.
Il avait toujours raffolé des fleurs, mais cette passion qui, pendant
ses séjours à Jutigny, s'était tout d'abord étendue
à la fleur, sans distinction ni d'espèces ni de genres, avait
fini par s'épurer, par se préciser sur une seule caste.
Depuis longtemps déjà, il méprisait la vulgaire plante
qui s'épanouit sur les éventaires des marchés parisiens,
dans des pots mouillés, sous de vertes bannes ou sous de rougeâtres
parasols.
En même temps que ses goûts littéraires, que ses préoccupations
d'art, s'étaient affinés, ne s'attachant plus qu'aux oeuvres triées
à l'étamine, distillées par des cerveaux tourmentés
et subtils; en même temps aussi que sa lassitude des idées répandues
s'était affirmée, son affection pour les fleurs s'était
dégagée de tout résidu, de toute lie, s'était clarifiée,
en quelque sorte, rectifiée.
Il assimilait volontiers le magasin d'un horticulteur à un microcosme
où étaient représentées toutes les catégories
de la société: les fleurs pauvres et canailles, les fleurs de
bouge, qui ne sont dans leur vrai milieu que lorsqu'elles reposent sur des rebords
de mansardes, les racines tassées dans des boîtes au lait et de
vieilles terrines, la giroflée, par exemple; les fleurs prétentieuses,
convenues, bêtes, dont la place est seulement dans des cache-pots de porcelaine
peints par des jeunes filles, telles que la rose; enfin les fleurs de haute
lignée telles que les orchidées, délicates et charmantes,
palpitantes et frileuses; les fleurs exotiques, exilées à Paris,
au chaud dans des palais de verre; les princesses du règne végétal,
vivant à l'écart, n'ayant plus rien de commun avec les plantes
de la rue et les flores bourgeoises.
En somme, il ne laissait pas que d'éprouver un certain intérêt,
une certaine pitié, pour les fleurs populacières exténuées
par les haleines des égouts et des plombs, dans les quartiers pauvres;
il exécrait, en revanche, les bouquets en accord avec les salons crème
et or des maisons neuves; il réservait enfin, pour l'entière joie
de ses yeux, les plantes distinguées, rares, venues de loin, entretenues
avec des soins rusés, sous de faux équateurs produits par les
souffles dosés des poêles.
Mais ce choix définitivement posé sur la fleur de serre s'était
lui-même modifié sous l'influence de ses idées générales,
de ses opinions maintenant arrêtées sur toute chose; autrefois,
à Paris, son penchant naturel vers l'artifice l'avait conduit à
délaisser la véritable fleur pour son image fidèlement
exécutée, grâce aux miracles des caoutchoucs et des fils,
des percalines et des taffetas, des papiers et des velours.
Il possédait ainsi une merveilleuse collection de plantes des Tropiques,
ouvrées par les doigts de profonds artistes, suivant la nature pas à
pas, la créant à nouveau, prenant la fleur dès sa naissance,
la menant à maturité, la simulant jusqu'à son déclin;
arrivant à noter les nuances les plus infinies, les traits les plus fugitifs
de son réveil ou de son repos; observant la tenue de ses pétales,
retroussés par le vent ou fripés par la pluie; jetant sur ses
corolles matineuses, des gouttes de rosée en gomme; la façonnant,
en pleine floraison, alors que les branches se courbent sous le poids de la
sève, ou élançant sa tige sèche, sa cupule racornie,
quand les calices se dépouillent et quand les feuilles tombent.
Cet art admirable l'avait longtemps séduit, mais il rêvait maintenant
à la combinaison d'une autre flore.
Après les fleurs factices singeant les véritables fleurs, il voulait
des fleurs naturelles imitant des fleurs fausses.
Il dirigea ses pensées dans ce sens; il n'eut point à chercher
longtemps, à aller loin, puisque sa maison était située
au beau milieu du pays des grands horticulteurs. Il s'en fut tout bonnement
visiter les serres de l'avenue de Châtillon et de la vallée d'Aunay,
revint éreinté, la bourse vide, émerveillé des folies
de végétation qu'il avait vues, ne pensant plus qu'aux espèces
qu'il avait acquises, hanté sans trêve par des souvenirs de corbeilles
magnifiques et bizarres.
Deux jours après, les voitures arrivèrent.
Sa liste à la main, des Esseintes appelait, vérifiait ses emplettes,
une à une.
Les jardiniers descendirent de leurs carrioles une collection de Caladiums qui
appuyaient sur des tiges turgides et velues d'énormes feuilles, de la
forme d'un coeur; tout en conservant entre eux un air de parenté, aucun
ne se répétait.
Il y en avait d'extraordinaires, des rosâtres, tels que le Virginale qui
semblait découpé dans de la toile vernie, dans du taffetas gommé
d'Angleterre; de tout blancs, tels que l'Albane, qui paraissait taillé
dans la plèvre transparente d'un boeuf, dans la vessie diaphane d'un
porc; quelques-uns, surtout le Madame Mame, imitaient le zinc, parodiaient des
morceaux de métal estampé, teints en vert empereur, salis par
des gouttes de peinture à l'huile, par des taches de minium et de céruse;
ceux-ci, comme le Bosphore, donnaient l'illusion d'un calicot empesé,
caillouté de cramoisi et de vert myrte; ceux-là, comme l'Aurore
Boréale, étalaient une feuille couleur de viande crue, striée
de côtes pourpre, de fibrilles violacées, une feuille tuméfiée,
suant le vin bleu et le sang.
Avec l'Albane, l'Aurore présentait les deux notes extrêmes du tempérament,
l'apoplexie et la chlorose de cette plante.
Les jardiniers apportèrent encore de nouvelles variétés;
elles affectaient, cette fois, une apparence de peau factice sillonnée
de fausses veines; et, la plupart, comme rongées par des syphilis et
des lèpres, tendaient des chairs livides, marbrées de roséoles,
damassées de dartres; d'autres avaient le ton rose vif des cicatrices
qui se ferment ou la teinte brune des croûtes qui se forment; d'autres
étaient bouillonnées par des cautères, soulevées
par des brûlures; d'autres encore montraient des épidermes poilus,
creusés par des ulcères et repoussés par des chancres;
quelques-unes, enfin, paraissaient couvertes de pansements, plaquées
d'axonge noire mercurielle, d'onguents verts de belladone, piquées de
grains de poussière, par les micas jaunes de la poudre d'iodoforme.
Réunies entre elles, ces fleurs éclatèrent devant des Esseintes,
plus monstrueuses que lorsqu'il les avait surprises, confondues avec d'autres,
ainsi que dans un hôpital, parmi les salles vitrées des serres.
- Sapristi! fit-il enthousiasmé.
Une nouvelle plante, d'un modèle similaire à celui des Caladiums,
l'« Alosacia Metallica », l'exalta encore. Celle-là était
enduite d'une couche de vert bronze sur laquelle glissaient des reflets d'argent;
elle était le chef-d'oeuvre du factice; on eût dit d'un morceau
de tuyau de poêle, découpé en fer de pique, par un fumiste.
Les hommes débarquèrent ensuite des touffes de feuilles, losangées,
vert-bouteille; au milieu s'élevait une baguette au bout de laquelle
tremblotait un grand as de coeur, aussi vernissé qu'un piment; comme
pour narguer tous les aspects connus des plantes, du milieu de cet as d'un vermillon
intense, jaillissait une queue charnue, cotonneuse, blanche et jaune, droite
chez les unes, tire-bouchonnée, tout en haut du coeur, de même
qu'une queue de cochon, chez les autres. C'était l'Anthurium, une aroïdée
récemment importée de Colombie en France; elle faisait partie
d'un lot de cette famille à laquelle appartenait aussi un Amorphophallus,
une plante de Cochinchine, aux feuilles taillées en truelles à
poissons, aux longues tiges noires couturées de balafres, pareilles à
des membres endommagés de nègre.
Des Esseintes exultait.
On descendait des voitures une nouvelle fournée de monstres: des Echinopsis,
sortant de compresses en ouate des fleurs d'un rose de moignon ignoble; des
Nidularium, ouvrant, dans des lames de sabres, des fondements écorchés
et béants; des « Tillandsia Lindeni » tirant des grattoirs
ébréchés, couleur de moût de vin; des Cypripedium,
aux contours compliqués, incohérents, imaginés par un inventeur
en démence. Ils ressemblaient à un sabot, à un vide-poche,
au-dessus duquel se retrousserait une langue humaine, au filet tendu, telle
qu'on en voit dessinées sur les planches des ouvrages traitant des affections
de la gorge et de la bouche; deux petites ailettes, rouge de jujube, qui paraissaient
empruntées à un moulin d'enfant, complétaient ce baroque
assemblage d'un dessous de langue, couleur de lie et d'ardoise, et d'une pochette
lustrée dont la doublure suintait une visqueuse colle.
Il ne pouvait détacher ses yeux de cette invraisemblable orchidée
issue de l'Inde; les jardiniers que ces lenteurs ennuyaient se mirent à
annoncer, eux-mêmes, à haute voix, les étiquettes piquées
dans les pots qu'ils apportaient.
Des Esseintes regardait, effaré, écoutant sonner les noms rébarbatifs
des plantes vertes: l' « Encephalarios horridus », un gigantesque
artichaut de fer, peint en rouille, tel qu'on en met aux portes des châteaux,
afin d'empêcher les escalades; le « Cocos Micania », une sorte
de palmier, dentelé et grêle, entouré, de toutes parts,
par de hautes feuilles semblables à des pagaies et à des rames;
le « Zamia Lehmanni », un immense ananas, un prodigieux pain de
Chester, planté dans de la terre de bruyère et hérissé,
à son sommet, de javelots barbelés et de flèches sauvages;
le « Cibotium Spectabile », enchérissant sur ses congénères,
par la folie de sa structure, jetant un défi au rêve, en élançant
dans un feuillage palmé, une énorme queue d'orang-outang, une
queue velue et brune au bout contourné en crosse d'évêque.
Mais il les contemplait à peine, attendait avec impatience la série
des plantes qui le séduisaient, entre toutes, les goules végétales,
les plantes carnivores, le Gobe-Mouche des Antilles, au limbe pelucheux, sécrétant
un liquide digestif, muni d'épines courbes se repliant, les unes sur
les autres, formant une grille au-dessus de l'insecte qu'il emprisonne; les
Drosera des tourbières garnis de crins glanduleux, les Sarracena, les
Cephalothus, ouvrant de voraces cornets capables de digérer, d'absorber,
de véritables viandes; enfin le Népenthès dont la fantaisie
dépasse les limites connues des excentriques formes.
Il ne put se lasser de tourner et de retourner entre ses mains, le pot où
s'agitait cette extravagance de la flore. Elle imitait le caoutchouc dont elle
avait la feuille allongée, d'un vert métallique et sombre, mais
du bout de cette feuille pendait une ficelle verte, descendait un cordon ombilical
supportant une urne verdâtre, jaspée de violet, une espèce
de pipe allemande en porcelaine, un nid d'oiseau singulier, qui se balançait,
tranquille, montrant un intérieur tapissé de poils.
- Celle-là va loin, murmura des Esseintes.
Il dut s'arracher à son allégresse, car les jardiniers, pressés
de partir, vidaient le fond de leurs charrettes, plaçaient pêle-mêle,
des Bégonias tubéreux et des Crotons noirs tachetés de
rouge de saturne, en tôle.
Alors il s'aperçut qu'un nom restait encore sur sa liste, le Cattleya
de la Nouvelle-Grenade; on lui désigna une clochette ailée d'un
lilas effacé, d'un mauve presque éteint; il s'approcha, mit son
nez dessus et recula brusquement; elle exhalait une odeur de sapin verni, de
boîte à jouets, évoquait les horreurs d'un jour de l'an.
Il pensa qu'il ferait bien de se défier d'elle, regretta presque d'avoir
admis parmi les plantes inodores qu'il possédait, cette orchidée
qui fleurait les plus désagréables des souvenirs.
Une fois seul, il regarda cette marée de végétaux qui déferlait
dans son vestibule; ils se mêlaient, les uns aux autres, croisaient leurs
épées, leurs kriss, leurs fers de lances, dessinaient un faisceau
d'armes vertes, au-dessus duquel flottaient, ainsi que des fanions barbares,
des fleurs aux tons aveuglants et durs.
L'air de la pièce se raréfiait; bientôt, dans l'obscurité
d'une encoignure, près du parquet, une lumière rampa, blanche
et douce, Il l'atteignit et s'aperçut que c'étaient des Rhizomorphes
qui jetaient en respirant ces lueurs de veilleuses.
Ces plantes sont tout de même stupéfiantes, se dit-il; puis il
se recula et en couvrit d'un coup d'oeil l'amas: son but était atteint;
aucune ne semblait réelle; l'étoffe, le papier, la porcelaine,
le métal, paraissaient avoir été prêtés par
l'homme à la nature pour lui permettre de créer ses monstres,
Quand elle n'avait pu imiter l'oeuvre humaine, elle avait été
réduite à recopier les membranes intérieures des animaux,
à emprunter les vivaces teintes de leurs chairs en pourriture, les magnifiques
hideurs de leurs gangrènes.
Tout n'est que syphilis, songea des Esseintes, l'oeil attiré, rivé
sur les horribles tigrures des Caladium que caressait un rayon de jour. Et il
eut la brusque vision d'une humanité sans cesse travaillée par
le virus des anciens âges. Depuis le commencement du monde, de pères
en fils, toutes les créatures se transmettaient l'inusable héritage,
l'éternelle maladie qui a ravagé les ancêtres de l'homme,
qui a creusé jusqu'aux os maintenant exhumés des vieux fossiles!
Elle avait couru, sans jamais s'épuiser à travers les siècles;
aujourd'hui encore, elle sévissait, se dérobant en de sournoises
souffrances, se dissimulant sous les symptômes des migraines et des bronchites,
des vapeurs et des gouttes; de temps à autre, elle grimpait à
la surface, s'attaquant de préférence aux gens mal soignés,
mal nourris, éclatant en pièces d'or, mettant, par ironie, une
parure de sequins d'almée sur le front des pauvres diables, leur gravant,
pour comble de misère, sur l'épiderme, l'image de l'argent et
du bien-être!
Et la voilà qui reparaissait, en sa splendeur première, sur les
feuillages colorés des plantes!
- Il est vrai, poursuivit des Esseintes, revenant au point de départ
de son raisonnement, il est vrai que la plupart du temps la nature est, à
elle seule, incapable de procréer des espèces aussi malsaines
et aussi perverses; elle fournit la matière première, le germe
et le sol, la matrice nourricière et les éléments de la
plante que l'homme élève, modèle, peint, sculpte ensuite
à sa guise.
Si entêtée, si confuse, si bornée qu'elle soit, elle s'est
enfin soumise, et son maître est parvenu à changer par des réactions
chimiques les substances de la terre, à user de combinaisons longuement
mûries, de croisements lentement apprêtés, à se servir
de savantes boutures, de méthodiques greffes, et il lui fait maintenant
pousser des fleurs de couleurs différentes sur la même branche,
invente pour elle de nouveaux tons, modifie, à son gré, la forme
séculaire de ses plantes, débrutit les blocs, termine les ébauches,
les marques de son étampe, leur imprime son cachet d'art.
Il n'y a pas à dire, fit-il, résumant ses réflexions; l'homme,
peut en quelques années amener une sélection que la paresseuse
nature ne peut jamais produire qu'après des siècles; décidément,
par le temps qui court, les horticulteurs sont les seuls et les vrais artistes.
Il était un peu las et il étouffait dans cette atmosphère
de plantes enfermées; les courses qu'il avait effectuées, depuis
quelques jours, l'avaient rompu; le passage entre le grand air et la tiédeur
du logis, entre l'immobilité d'une vie recluse et le mouvement d'une
existence libérée, avait été trop brusque; il quitta
son vestibule et fut s'étendre sur son lit; mais, absorbé par
un sujet unique, comme monté par un ressort, l'esprit, bien qu'endormi,
continua de dévider sa chaîne, et bientôt il roula dans les
sombres folies d'un cauchemar.
Il se trouvait, au milieu d'une allée en plein bois, au crépuscule;
il marchait à côté d'une femme qu'il n'avait jamais ni connue,
ni vue; elle était efflanquée, avait des cheveux filasse, une
face de bouledogue, des points de son sur les joues, des dents de travers lancées
en avant sous un nez camus. Elle portait un tablier blanc de bonne, un long
fichu écartelé en buffleterie sur la poitrine, des demi-bottes
de soldat prussien, un bonnet noir orné de ruches et garni d'un chou.
Elle avait l'air d'une foraine, l'apparence d'une saltimbanque de foire.
Il se demanda quelle était cette femme qu'il sentait entrée, implantée
depuis longtemps déjà dans son intimité et dans sa vie;
il cherchait en vain son origine, son nom, son métier, sa raison d'être;
aucun souvenir ne lui revenait de cette liaison inexplicable et pourtant certaine.
Il scrutait encore sa mémoire, lorsque soudain une étrange figure
parut devant eux, à cheval, trotta pendant une minute et se retourna
sur sa selle.
Alors, son sang ne fit qu'un tour et il resta cloué, par l'horreur, sur
place. Cette figure ambiguë, sans sexe, était verte et elle ouvrait
dans des paupières violettes, des yeux d'un bleu clair et froid, terribles;
des boutons entouraient sa bouche; des bras extraordinairement maigres, des
bras de squelette, nus jusqu'aux coudes, sortaient de manches en haillons, tremblaient
de fièvre, et les cuisses décharnées grelottaient dans
des bottes à chaudron, trop larges.
L'affreux regard s'attachait à des Esseintes, le pénétrait
le glaçait jusqu'aux moelles - plus affolée encore, la femme bouledogue
se serra contre lui et hurla à la mort, la tête renversée
sur son cou roide.
Et aussitôt il comprit le sens de l'épouvantable vision. Il avait
devant les yeux l'image de la Grande Vérole.
Talonné par la peur, hors de lui, il enfila un sentier de traverse, gagna,
à toutes jambes, un pavillon qui se dressait parmi de faux ébéniers,
à gauche; là, il se laissa tomber sur une chaise, dans un couloir.
Après quelques instants, alors qu'il commençait à reprendre
haleine, des sanglots lui avaient fait lever la tête; la femme bouledogue
était devant lui; et, lamentable et grotesque, elle pleurait à
chaudes larmes, disant qu'elle avait perdu ses dents pendant la fuite, tirant
de la poche de son tablier de bonne, des pipes en terre, les cassant et s'enfonçant
des morceaux de tuyaux blancs dans les trous de ses gencives.
- Ah! çà, mais elle est absurde, se disait des Esseintes jamais
ces tuyaux ne pourront tenir - et, en effet, tous coulaient de la mâchoire,
les uns après les autres.
À ce moment, le galop d'un cheval s'approcha. Une effroyable terreur
poigna des Esseintes; ses jambes se dérobèrent; le galop se précipitait;
le désespoir le releva comme d'un coup de fouet; il se jeta sur la femme
qui piétinait maintenant les fourneaux des pipes, la supplia de se taire,
de ne pas les dénoncer par le bruit de ses bottes. Elle se débattait,
il l'entraîna au fond du corridor, l'étranglant pour l'empêcher
de crier, il aperçut, tout à coup, une porte d'estaminet, à
persiennes peintes en vert, sans loquet, la poussa, prit son élan et
s'arrêta.
Devant lui, au milieu d'une vaste clairière, d'immenses et blancs pierrots
faisaient des sauts de lapins, dans des rayons de lune.
Des larmes de découragement lui montèrent aux yeux; jamais, non,
jamais il ne pourrait franchir le seuil de la porte - je serais écrasé,
pensait-il, - et, comme pour justifier ses craintes, la série des pierrots
immenses se multipliait; leurs culbutes emplissaient maintenant tout l'horizon,
tout le ciel qu'ils cognaient alternativement, avec leurs pieds et avec leurs
têtes.
Alors les pas du cheval s'arrêtèrent. Il était là,
derrière une lucarne ronde, dans le couloir; plus mort que vif, des Esseintes
se retourna, vit par l'oeil-de-boeuf des oreilles droites, des dents jaunes,
des naseaux soufflant deux jets de vapeur qui puaient le phénol.
Il s'affaissa, renonçant à la lutte, à la fuite; il ferma
les yeux pour ne pas apercevoir l'affreux regard de la Syphilis qui pesait sur
lui, au travers du mur, qu'il croisait quand même sous ses paupières
closes, qu'il sentait glisser sur son échine moite, sur son corps dont
les poils se hérissaient dans des mares de sueur froide. Il s'attendait
à tout, espérait même pour en finir le coup de grâce;
un siècle, qui dura sans doute une minute, s'écoula; il rouvrit,
en frissonnant, les yeux. Tout s'était évanoui; sans transition,
ainsi que par un changement à vue, par un truc de décor, un paysage
minéral atroce fuyait au loin, un paysage blafard, désert, raviné,
mort; une lumière éclairait ce site désolé, une
lumière tranquille, blanche, rappelant les lueurs du phosphore dissous
dans l'huile.
Sur le sol quelque chose remua qui devint une femme très pâle,
nue, les jambes moulées dans des bas de soie verts.
Il la contempla curieusement; semblables à des crins crespelés
par des fers trop chauds, ses cheveux frisaient en se cassant du bout; des urnes
de Népenthès pendaient à ses oreilles; des tons de veau
cuit brillaient dans ses narines entrouvertes. Les yeux pâmés,
elle l'appela tout bas.
Il n'eut pas le temps de répondre, car déjà la femme changeait;
des couleurs flamboyantes passaient dans ses prunelles; ses lèvres se
teignaient du rouge furieux des Anthurium, les boutons de ses seins éclataient,
vernis tels que deux gousses de piment rouge.
Une soudaine intuition lui vint: c'est la Fleur, se dit-il; et la manie raisonnante
persista dans le cauchemar, dériva de même que pendant la journée
de la végétation sur le Virus.
Alors il observa l'effrayante irritation. des seins et de la bouche, découvrit
sur la peau du corps des macules de bistre et de cuivre, recula, égaré,
mais l'oeil de la femme le fascinait et il avançait lentement, essayant
de s'enfoncer les talons dans la terre pour ne pas marcher, se laissant choir,
se relevant quand même pour aller vers elle; il la touchait presque lorsque
de noirs Amorphophallus jaillirent de toutes parts, s'élancèrent
vers ce ventre qui se soulevait et s'abaissait comme une mer. Il les avait écartés,
repoussés, éprouvant un dégoût sans borne à
voir grouiller entre ses doigts ces tiges tièdes et fermes; puis subitement,
les odieuses plantes avaient disparu et deux bras cherchaient à l'enlacer;
une épouvantable angoisse lui fit sonner le coeur à grands coups,
car les yeux, les affreux yeux de la femme étaient devenus d'un bleu
clair et froid, terribles. Il fit un effort surhumain pour se dégager
de ses étreintes, mais d'un geste irrésistible, elle le retint,
le saisit et, hagard, il vit s'épanouir sous les cuisses à l'air,
le farouche Nidularium qui bâillait, en saignant, dans des lames de sabre.
Il frôlait avec son corps la blessure hideuse de cette plante; il se sentit
mourir, s'éveilla dans un sursaut, suffoqué, glacé, fou
de peur, soupirant: - Ah! ce n'est, Dieu merci, qu'un rêve.
CHAPITRE IX.
Ces cauchemars se renouvelèrent; il craignit de s'endormir. Il resta,
étendu sur son lit, des heures entières, tantôt dans de
persistantes insomnies et de fiévreuses agitations, tantôt dans
d'abominables rêves que rompaient des sursauts d'homme perdant pied, dégringolant
du haut en bas d'un escalier, dévalant, sans pouvoir se retenir, au fond
d'un gouffre.
La névrose engourdie, durant quelques jours, reprenait le dessus, se
révélait plus véhémente et plus têtue, sous
de nouvelles formes.
Maintenant les couvertures le gênaient; il étouffait sous les draps
et il avait des fourmillements par tout le corps, des cuissons de sang, des
piqûres de puces le long des jambes, à ces symptômes, se
joignirent bientôt une douleur sourde dans les maxillaires et la sensation
qu'un étau lui comprimait les tempes.
Ses inquiétudes s'accrurent; malheureusement les moyens de dompter l'inexorable
maladie manquèrent. Il avait sans succès tenté d'installer
des appareils hydrothérapiques dans son cabinet de toilette.
L'impossibilité de faire monter l'eau à la hauteur où sa
maison était perchée, la difficulté même de se procurer
de l'eau, en quantité suffisante, dans un village où les fontaines
ne fonctionnent parcimonieusement qu'à certaines heures l'arrêtèrent;
ne pouvant être sabré par des jets de lance qui plaqués,
écrasés sur les anneaux de la colonne vertébrale, étaient
seuls assez puissants pour mater l'insomnie et ramener le calme, il fut réduit
aux courtes aspersions dans sa baignoire ou dans son tub, aux simples affusions
froides, suivies d'énergiques frictions pratiquées, à l'aide
du gant de crin, par son domestique.
Mais ces simili-douches n'enrayaient nullement la marche de la névrose;
tout au plus éprouvait-il un soulagement de quelques heures, chèrement
payé du reste par le retour des accès qui revenaient à
la charge, plus violents et plus vifs.
Son ennui devint sans borne; la joie de posséder de mirobolantes floraisons
était tarie; il était déjà blasé sur leur
contexture et sur leurs nuances; puis malgré les soins dont il les entoura,
la plupart de ses plantes dépérirent; il les fit enlever de ses
pièces et, arrivé à un état d'excitabilité
extrême, il s'irrita de ne plus les voir, l'oeil blessé par le
vide des places qu'elles occupaient.
Pour se distraire et tuer les interminables heures, il recourut à ses
cartons d'estampes et rangea ses Goya; les premiers états de certaines
planches des Caprices, des épreuves reconnaissables à leur
ton rougeâtre, jadis achetées dans les ventes à prix d'or,
le déridèrent et il s'abîma en elles, suivant les fantaisies
du peintre, épris de ses scènes vertigineuses, de ses sorcières
chevauchant des chats, de ses femmes s'efforçant d'arracher les dents
d'un pendu, de ses bandits, de ses succubes, de ses démons et de ses
nains.
Puis, il parcourut toutes les autres séries de ses eaux-fortes et de
ses aquatintes, ses Proverbes d'une horreur si macabre, ses sujets de
guerre d'une rage si féroce, sa planche du Garrot enfin, dont
il choyait une merveilleuse épreuve d'essai, imprimée sur papier
épais, non collé, aux visibles pontuseaux traversant la pâte.
La verve sauvage, le talent âpre, éperdu de Goya le captait; mais
l'universelle admiration que ses oeuvres avaient conquise, le détournait
néanmoins un peu, et il avait renoncé, depuis des années,
à les encadrer, de peur qu'en les mettant en évidence, le premier
imbécile venu ne jugeât nécessaire de lâcher des âneries
et de s'extasier, sur un mode tout appris, devant elles.
Il en était de même de ses Rembrandt qu'il examinait, de temps
à autre, à la dérobée; et, en effet, si le plus
bel air du monde devient vulgaire, insupportable, dès que le public le
fredonne, dès que les orgues s'en emparent, l'oeuvre d'art qui ne demeure
pas indifférente aux faux artistes, qui n'est point contestée
par les sots, qui ne se contente pas de susciter l'enthousiasme de quelques-uns,
devient, elle aussi, par cela même, pour les initiés, polluée,
banale, presque repoussante.
Cette promiscuité dans l'admiration était d'ailleurs l'un des
plus grands chagrins de sa vie; d'incompréhensibles succès lui
avaient, à jamais gâté des tableaux et des livres jadis
chers; devant l'approbation des suffrages, il finissait par leur découvrir
d'imperceptibles tares, et il les rejetait, se demandant si son flair ne s'épointait
pas, ne se dupait point.
Il referma ses cartons et, une fois de plus, il tomba, désorienté,
dans le spleen. Afin de changer le cours de ses idées, il essaya des
lectures émollientes, tenta, en vue de se réfrigérer le
cerveau, des solanées de l'art, lut ces livres si charmants pour les
convalescents et les mal-à-l'aise que des oeuvres plus tétaniques
ou plus riches en phosphates fatigueraient, les romans de Dickens.
Mais ces volumes produisirent un effet contraire à celui qu'il attendait:
ces chastes amoureux, ces héroïnes protestantes, vêtues jusqu'au
cou, s'aimaient parmi les étoiles, se bornaient à baisser les
yeux, à rougir, à pleurer de bonheur, en se serrant les mains.
Aussitôt cette exagération de pureté le lança dans
un excès opposé; en vertu de la loi des contrastes, il sauta d'un
extrême à l'autre, se rappela des scènes vibrantes et corsées,
songea aux pratiques humaines des couples, aux baisers mélangés,
aux baisers colombins, ainsi que les désigne la pudeur ecclésiastique,
quand ils pénètrent entre les lèvres.
Il interrompit sa lecture, rumina loin de la bégueule Angleterre, sur
les peccadilles libertines, sur les salaces apprêts que l'Église
désapprouve; une commotion le frappa; l'anaphrodisie de sa cervelle et
de son corps qu'il avait crue définitive, se dissipa; la solitude agit
encore sur le détraquement de ses nerfs; il fut une fois de plus obsédé
non par la religion même, mais par la malice des actes et des péchés
qu'elle condamne; l'habituel sujet de ses obsécrations et de ses menaces
le tint seul; le côté charnel, insensible depuis des mois, remué
tout d'abord, par l'énervement des lectures pieuses, puis réveillé,
mis debout, dans une crise de névrose, par le cant anglais; se dressa
et la stimulation de ses sens le reportant en arrière, il pataugea dans
le souvenir de ses vieux cloaques.
Il se leva et, mélancoliquement, ouvrit une petite boîte de vermeil
au couvercle semé d'aventurines.
Elle était pleine de bonbons violets; il en prit un, et il le palpa entre
ses doigts, pensant aux étranges propriétés de ce bonbon
praliné, comme givré de sucre; jadis, alors que son impuissance
était acquise, alors aussi qu'il songeait, sans aigreur, sans regrets,
sans nouveaux désirs, à la femme, il déposait l'un de ces
bonbons sur sa langue, le laissait fondre et soudain, se levaient avec une douceur
infinie, des rappels très effacés, très languissants des
anciennes paillardises.
Ces bonbons inventés par Siraudin et désignés sous la ridicule
appellation de « Perles des Pyrénées » étaient
une goutte de parfum de sarcanthus, une goutte d'essence féminine, cristallisée
dans un morceau de sucre; ils pénétraient les papilles de la bouche,
évoquaient des souvenances d'eau opalisée par des vinaigres rares,
de baisers très profonds tout imbibés d'odeurs.
D'habitude, il souriait, humant cet arôme amoureux, cette ombre de caresses
qui lui mettait un coin de nudité dans la cervelle et ranimait, pour
une seconde, le goût naguère adoré de certaines femmes;
aujourd'hui, ils n'agissaient plus en sourdine, ne se bornaient plus à
raviver l'image de désordres lointains et confus; ils déchiraient,
au contraire, les voiles, jetaient devant ses yeux la réalité
corporelle, pressante et brutale.
En tête du défilé des maîtresses que la saveur de
ce bonbon aidait à dessiner en des traits certains, l'une s'arrêta,
montrant des dents longues et blanches, une peau satinée, toute rose,
un nez taillé en biseau, des yeux de souris, des cheveux coupés
à la chien et blonds.
C'était miss Urania, une Américaine, au corps bien découplé,
aux jambes nerveuses, aux muscles d'acier, aux bras de fonte.
Elle avait été l'une des acrobates les plus renommées du
Cirque. Des Esseintes l'avait, durant de longues soirées, attentivement
suivie; les premières fois, elle lui était apparue telle qu'elle
était, c'est-à-dire solide et belle, mais le désir de l'approcher
ne l'étreignit point; elle n'avait rien qui la recommandât à
la convoitise d'un blasé, et cependant il retourna au Cirque alléché
par il ne savait quoi, poussé par un sentiment difficile à définir.
Peu à peu, en même temps qu'il l'observait, de singulières
conceptions naquirent; à mesure qu'il admirait sa souplesse et sa force,
il voyait un artificiel changement de sexe se produire en elle; ses singeries
gracieuses, ses mièvreries de femelle s'effaçaient de plus en
plus, tandis que se développaient, à leur place, les charmes agiles
et puissants d'un mâle; en un mot, après avoir tout d'abord été
femme, puis, après avoir hésité, après avoir avoisiné
l'androgyne, elle semblait se résoudre, se préciser, devenir complètement
un homme.
Alors, de même qu'un robuste gaillard s'éprend d'une fille grêle,
cette clownesse doit aimer, par tendance, une créature faible, ployée,
pareille à moi, sans souffle, se dit des Esseintes, à se regarder,
à laisser agir l'esprit de comparaison, il en vint à éprouver,
de son côté, l'impression que lui-même se féminisait,
et il envia décidément la possession de cette femme, aspirant
ainsi qu'une fillette chlorotique, après le grossier hercule dont les
bras la peuvent broyer dans une étreinte.
Cet échange de sexe entre miss Urania et lui, l'avait exalté;
nous sommes voués l'un à l'autre, assurait-il; à cette
subite admiration de la force brutale jusqu'alors exécrée, se
joignit enfin l'exorbitant attrait de la boue, de la basse prostitution heureuse
de payer cher les tendresses malotrues d'un souteneur.
En attendant qu'il se décidât à séduire l'acrobate,
à entrer, si faire se pouvait, dans la réalité même,
il confirmait ses rêves, en posant la série de ses propres pensées
sur les lèvres inconscientes de la femme, en relisant ses intentions
qu'il plaçait dans le sourire immuable et fixe de l'histrionne tournant
sur son trapèze.
Un beau soir, il se résolut à dépêcher les ouvreuses.
Miss Urania crut nécessaire de ne point céder, sans une préalable
cour; néanmoins elle se montra peu farouche, sachant par les ouï-dire,
que des Esseintes était riche et que son nom aidait à lancer les
femmes.
Mais aussitôt que ses voeux furent exaucés, son désappointement
dépassa le possible. Il s'était imaginé l'Américaine,
stupide et bestiale comme un lutteur de foire, et sa bêtise était
malheureusement toute féminine. Certes, elle manquait d'éducation
et de tact, n'avait ni bon sens ni esprit, et elle témoignait d'une ardeur
animale, à table, mais tous les sentiments enfantins de la femme subsistaient
en elle; elle possédait le caquet et la coquetterie des filles entichées
de balivernes; la transmutation des idées masculines dans son corps de
femme n'existait pas.
Avec cela, elle avait une retenue puritaine, au lit et aucune de ces brutalités
d'athlète qu'il souhaitait tout en les craignant; elle n'était
pas sujette comme il en avait, un moment, conçu l'espoir, aux perturbations
de son sexe. En sondant bien le vide de ses convoitises, peut-être eût-il
cependant aperçu un penchant vers un être délicat et fluet,
vers un tempérament absolument contraire au sien, mais alors il eût
découvert une préférence non pour une fillette, mais pour
un joyeux gringalet, pour un cocasse et maigre clown.
Fatalement, des Esseintes rentra dans son rôle d'homme momentanément
oublié; ses impressions de féminité, de faiblesse, de quasi-protection
achetée, de peur même, disparurent; l'illusion n'était plus
possible; miss Urania était une maîtresse ordinaire, ne justifiant
en aucune façon, la curiosité cérébrale qu'elle
avait fait naître.
Bien que le charme de sa chair fraîche, de sa beauté magnifique,
eût d'abord étonné et retenu des Esseintes, il chercha promptement
à esquiver cette liaison, précipita la rupture, car sa précoce
impuissance augmentait encore devant les glaciales tendresses, devant les prudes
laisser-aller de cette femme.
Et pourtant elle était la première à s'arrêter devant
lui, dans le passage ininterrompu de ces luxures; mais, au fond, si elle s'était
plus énergiquement empreinte dans sa mémoire qu'une foule d'autres
dont les appâts avaient été moins fallacieux et les plaisirs
moins limités, cela tenait à sa senteur de bête bien portante
et saine; la redondance de sa santé était l'antipode même
de cette anémie, travaillée aux parfums, dont il retrouvait un
fin relent dans le délicat bonbon de Siraudin.
Ainsi qu'une odorante antithèse, miss Urania s'imposait fatalement à
son souvenir, mais presque aussitôt des Esseintes, heurté par cet
imprévu d'un arôme naturel et brut, retournait aux exhalaisons
civilisées, et inévitablement il songeait à ses autres
maîtresses; elles se pressaient, en troupeau, dans sa cervelle, mais par-dessus
toutes s'exhaussait maintenant la femme dont la monstruosité l'avait
tant satisfait pendant des mois.
Celle-là était une petite et sèche brune, aux yeux noirs,
aux cheveux pommadés, plaqués sur la tête, comme avec un
pinceau, séparés par une raie de garçon, près d'une
tempe. Il l'avait connue dans un café-concert, où elle donnait
des représentations de ventriloque
À la stupeur d'une foule que ces exercices mettaient mal à l'aise,
elle faisait parler, à tour de rôle, des enfants en carton, rangés
en flûte de pan, sur des chaises; elle conversait avec des mannequins
presque vivants et, dans la salle même, des mouches bourdonnaient autour
des lustres et l'on entendait bruire le silencieux public qui s'étonnait
d'être assis et se reculait instinctivement dans ses stalles, alors que
le roulement d'imaginaires voitures le frôlait, en passant, de l'entrée
jusqu'à la scène.
Des Esseintes avait été fasciné; une masse d'idées
germa en lui; tout d'abord il s'empressa de réduire, à coups de
billets de banque, la ventriloque qui lui plut par le contraste même qu'elle
opposait avec l'Américaine. Cette brunette suintait des parfums préparés,
malsains et capiteux, et elle brûlait comme un cratère; en dépit
de tous ses subterfuges, des Esseintes s'épuisa en quelques heures; il
n'en persista pas moins à se laisser complaisamment gruger par elle,
car plus que la maîtresse, le phénomène l'attirait.
D'ailleurs les plans qu'il s'était proposés, avaient mûri.
Il se résolut à accomplir des projets jusqu'alors irréalisables.
Il fit apporter, un soir, un petit sphinx, en marbre noir, couché dans
la pose classique, les pattes allongées, la tête rigide et droite;
et une chimère, en terre polychrome, brandissant une crinière
hérissée, dardant des yeux féroces, éventant avec
les sillons de sa queue ses flancs gonflés ainsi que des soufflets de
forge. Il plaça chacune de ces bêtes à un bout de la chambre,
éteignit les lampes, laissant les braises rougeoyer dans l'âtre
et éclairer vaguement la pièce en agrandissant les objets presque
noyés dans l'ombre.
Puis, il s'étendit sur un canapé, près de la femme dont
l'immobile figure était atteinte par la lueur d'un tison, et il attendit.
Avec des intonations étranges qu'il lui avait fait longuement et patiemment
répéter à l'avance, elle anima, sans même remuer
les lèvres, sans même les regarder, les deux monstres.
Et dans le silence de la nuit, l'admirable dialogue de la Chimère et
du Sphinx commença, récité par des voix gutturales et profondes,
rauques, puis aiguës, comme surhumaines.
« - Ici, Chimère, arrête-toi.
« - Non; jamais. »
Bercé par l'admirable prose de Flaubert, il écoutait, pantelant,
le terrible duo et des frissons le parcoururent, de la nuque aux pieds, quand
la Chimère proféra la solennelle et magique phrase:
« Je cherche des parfums nouveaux, des fleurs plus larges, des plaisirs
inéprouvés. »
Ah! c'était à lui-même que cette voix aussi mystérieuse
qu'une incantation, parlait; c'était à lui qu'elle racontait sa
fièvre d'inconnu, son idéal inassouvi, son besoin d'échapper
à l'horrible réalité de l'existence, à franchir
les confins de la pensée, à tâtonner sans jamais arriver
à une certitude, dans les brumes des au-delà de l'art! - Toute
la misère de ses propres efforts lui refoula le coeur. Doucement, il
étreignait la femme silencieuse, à ses côtés, se
réfugiant, ainsi qu'un enfant inconsolé, près d'elle, ne
voyant même pas l'air maussade de la comédienne obligée
à jouer une scène, à exercer son métier, chez elle,
aux instants du repos, loin de la rampe.
Leur liaison continua, mais bientôt les défaillances de des Esseintes
s'aggravèrent; l'effervescence de sa cervelle ne fondait plus les glaces
de son corps: les nerfs n'obéissaient plus à la volonté;
les folies passionnelles des vieillards le dominèrent. Se sentant devenir
de plus en plus indécis près de cette maîtresse, il recourut
à l'adjuvant le plus efficace des vieux et inconstants prurits, à
la peur.
Pendant qu'il tenait la femme entre ses bras, une voix de rogomme éclatait
derrière la porte: « Ouvriras-tu? je sais bien que t'es avec un
miché, attends, attends un peu, salope! » - Aussitôt, de
même que ces libertins excités par la terreur d'être pris
en flagrant délit, à l'air, sur les berges, dans le Jardin des
Tuileries, dans un rambuteau ou sur un banc, il retrouvait passagèrement
ses forces, se précipitait sur la ventriloque dont la voix continuait
à tapager hors de la pièce, et il éprouvait des allégresses
inouïes, dans cette bousculade, dans cette panique de l'homme courant un
danger, interrompu, pressé dans son ordure.
Malheureusement, ces séances furent de durée brève; malgré
les prix exagérés qu'il lui paya, la ventriloque le congédia
et, le soir même, s'offrit à un gaillard dont les exigences étaient
moins compliquées et les reins plus sûrs.
Celle-là, il l'avait regrettée et, au souvenir de ses artifices,
les autres femmes lui parurent dénuées de saveur; les grâces
pourries de l'enfance lui semblèrent même fades; son mépris
pour leurs monotones grimaces devint tel qu'il ne pouvait plus se résoudre
à les subir.
Remâchant son dégoût, seul, un jour qu'il se promenait sur
l'avenue de Latour-Maubourg, il fut abordé, près des Invalides,
par un tout jeune homme qui le pria de lui indiquer la voie la plus courte pour
se rendre à la rue de Babylone. Des Esseintes lui désigna son
chemin et, comme il traversait aussi l'esplanade, ils firent route ensemble.
La voix du jeune homme insistant, d'une façon inopinée, afin d'être
plus amplement renseigné, disant:
- Alors vous croyez qu'en prenant à gauche, ce serait plus long; l'on
m'avait pourtant affirmé qu'en obliquant par l'avenue, j'arriverais plus
tôt, - était, tout à la fois, suppliante et timide, très
basse et douce.
Des Esseintes le regarda. Il paraissait échappé du collège,
était pauvrement vêtu d'un petit veston de cheviote lui étreignant
les hanches, dépassant à peine la chute des reins, d'une culotte
noire, collante, d'un col rabattu, échancré sur une cravate bouffante
bleu foncé, à vermicelles blancs, forme La Vallière. Il
tenait à la main un livre de classe cartonné, et il était
coiffé d'un melon brun, à bords plats.
La figure était troublante; pâle et tirée, assez régulière
sous les longs cheveux noirs, elle était éclairée par de
grands yeux humides, aux paupières cernées de bleu, rapprochés
du nez que pointillaient d'or quelques rousseurs et sous lequel s'ouvrait une
bouche petite, mais bordée de grosses lèvres, coupées,
au milieu, d'une raie ainsi qu'une cerise.
Ils se dévisagèrent, pendant un instant, en face, puis le jeune
homme baissa les yeux et se rapprocha; son bras frôla bientôt celui
de des Esseintes qui ralentit le pas, considérant, songeur, la marche
balancée de ce jeune homme.
Et du hasard de cette rencontre, était née une défiante
amitié qui se prolongea durant des mois; des Esseintes n'y pensait plus
sans frémir; jamais il n'avait supporté un plus attirant et un
plus impérieux fermage; jamais il n'avait connu des périls pareils,
jamais aussi il ne s'était senti plus douloureusement satisfait.
Parmi les rappels qui l'assiégeaient, dans sa solitude, celui de ce réciproque
attachement dominait les autres. Toute la levure d'égarement que peut
détenir un cerveau surexcité par la névrose, fermentait,
et, à se complaire ainsi dans ces souvenirs, dans cette délectation
morose, comme la théologie appelle cette récurrence des vieux
opprobres, il mêlait aux visions physiques des ardeurs spirituelles cinglées
par l'ancienne lecture des casuistes, des Busembaum et des Diana, des Liguori
et des Sanchez, traitant des péchés contre le 6e et le 9e commandement
du Décalogue.
En faisant naître un idéal extrahumain dans cette âme qu'elle
avait baignée et qu'une hérédité datant du règne
de Henri III prédisposait peut-être, la religion avait aussi remué
l'illégitime idéal des voluptés; des obsessions libertines
et mystiques hantaient, en se confondant, son cerveau altéré d'un
opiniâtre désir d'échapper aux vulgarités du monde,
de s'abîmer, loin des usages vénérés, dans d'originales
extases, dans des crises célestes ou maudites, également écrasantes
par les déperditions de phosphore qu'elles entraînent.
Actuellement, il sortait de ces rêveries, anéanti, brisé,
presque moribond, et il allumait aussitôt les bougies et les lampes, s'inondant
de clarté, croyant entendre ainsi, moins distinctement que dans l'ombre,
le bruit sourd, persistant, intolérable, des artères qui lui battaient,
à coups redoublés, sous la peau du cou.
CHAPITRE X.
Pendant cette singulière maladie qui ravage les races à bout de
sang, de soudaines accalmies succèdent aux crises; sans qu'il pût
s'expliquer pourquoi, des Esseintes se réveilla tout valide, un beau
matin; plus de toux déracinante, plus de coins enfoncés à
coups de maillet dans la nuque, mais une sensation ineffable de bien-être,
une légèreté de cervelle dont les pensées s'éclaircissaient
et, d'opaques et glauques, devenaient fluides et irisées, de même
que des bulles de savon de nuances tendres.
Cet état dura quelques jours, puis subitement, une après-midi,
les hallucinations de l'odorat se montrèrent.
Sa chambre embauma la frangipane, il vérifia si un flacon ne traînait
pas, débouché; il n'y avait point de flacon dans la pièce;
il passa dans son cabinet de travail, dans la salle à manger: l'odeur
persista.
Il sonna son domestique: - Vous ne sentez rien, dit-il? L'autre renifla une
prise d'air et déclara ne respirer aucune fleur: le doute ne pouvait
exister; la névrose revenait, une fois de plus, sous l'apparence d'une
nouvelle illusion des sens.
Fatigué par la ténacité de cet imaginaire arôme,
il résolut de se plonger dans des parfums véritables, espérant
que cette homéopathie nasale le guérirait ou du moins qu'elle
retarderait la poursuite de l'importune frangipane.
Il se rendit dans son cabinet de toilette. Là, près d'un ancien
baptistère qui lui servait de cuvette, sous une longue glace en fer forgé,
emprisonnant ainsi que d'une margelle argentée de lune, l'eau verte et
comme morte du miroir, des bouteilles de toute grandeur, de toute forme, s'étageaient
sur des rayons d'ivoire.
Il les plaça sur une table et les divisa en deux séries: celle
des parfums simples, c'est-à-dire des extraits ou des esprits, et celle
des parfums composés, désignés sous le terme générique
de bouquets.
Il s'enfonça dans un fauteuil et se recueillit.
Il était, depuis des années, habile dans la science du flair;
il pensait que l'odorat pouvait éprouver des jouissances égales
à celles de l'ouïe et de la vue, chaque sens étant susceptible,
par suite d'une disposition naturelle et d'une érudite culture, de percevoir
des impressions nouvelles, de les décupler, de les coordonner, d'en composer
ce tout qui constitue une oeuvre; et il n'était pas, en somme, plus anormal
qu'un art existât, en dégageant d'odorants fluides, que d'autres,
en détachant des ondes sonores, ou en frappant de rayons diversement
colorés la rétine d'un oeil; seulement, si personne ne peut discerner,
sans une intuition particulière développée par l'étude,
une peinture de grand maître d'une croûte, un air de Beethoven d'un
air de Clapisson, personne, non plus, ne peut, sans une initiation préalable,
ne point confondre, au premier abord, un bouquet créé par un sincère
artiste, avec un pot-pourri fabriqué par un industriel, pour la vente
des épiceries et des bazars.
Dans cet art des parfums, un côté l'avait, entre tous, séduit,
celui de la précision factice.
Presque jamais, en effet, les parfums ne sont issus des fleurs dont ils portent
le nom; l'artiste qui oserait emprunter à la seule nature ses éléments,
ne produirait qu'une oeuvre bâtarde, sans vérité, sans style,
attendu que l'essence obtenue par la distillation des fleurs ne saurait offrir
qu'une très lointaine et très vulgaire analogie avec l'arôme
même de la fleur vivante, épandant ses effluves, en pleine terre.
Aussi, à l'exception de l'inimitable jasmin, qui n'accepte aucune contrefaçon,
aucune similitude, qui repousse jusqu'aux à peu près, toutes les
fleurs sont exactement représentées par des alliances d'alcoolats
et d'esprits, dérobant au modèle sa personnalité même
et y ajoutant ce rien, ce ton en plus, ce fumet capiteux, cette touche rare
qui qualifie une oeuvre d'art.
En résumé, dans la parfumerie, l'artiste achève l'odeur
initiale de la nature dont il taille la senteur, et il la monte ainsi qu'un
joaillier épure l'eau d'une pierre et la fait valoir.
Peu à peu, les arcanes de cet art, le plus négligé de tous,
s'étaient ouverts devant des Esseintes qui déchiffrait maintenant
cette langue, variée, aussi insinuante que celle de la littérature,
ce style d'une concision inouïe, sous son apparence flottante et vague.
Pour cela, il lui avait d'abord fallu travailler la grammaire, comprendre la
syntaxe des odeurs, se bien pénétrer des règles qui les
régissent, et, une fois familiarisé avec ce dialecte, comparer
les oeuvres des maîtres, des Atkinson et des Lubin, des Chardin et des
Violet, des Legrand et des Piesse, désassembler la construction de leurs
phrases, peser la proportion de leurs mots et l'arrangement de leurs périodes.
Puis, dans cet idiome des fluides, l'expérience devait appuyer les théories
trop souvent incomplètes et banales.
La parfumerie classique était, en effet, peu diversifiée, presque
incolore, uniformément coulée dans une matrice fondue par d'anciens
chimistes; elle radotait, confinée en ses vieux alambics, lorsque la
période romantique était éclose et l'avait, elle aussi,
modifiée, rendue plus jeune, plus malléable et plus souple.
Son histoire suivait, pas à pas, celle de notre langue. Le style parfumé
Louis XIII, composé des éléments chers à cette époque,
de la poudre d'iris, du musc, de la civette, de l'eau de myrte; déjà
désignée sous le nom d'eau des anges, était à peine
suffisant pour exprimer les grâces cavalières, les teintes un peu
crues du temps, que nous ont conservées certains des sonnets de Saint-Amand.
Plus tard, avec la myrrhe, l'oliban, les senteurs mystiques, puissantes et austères,
l'allure pompeuse du grand siècle, les artifices redondants de l'art
oratoire, le style large, soutenu, nombreux, de Bossuet et des maîtres
de la chaire, furent presque possibles; plus tard encore, les grâces fatiguées
et savantes de la société française sous Louis XV, trouvèrent
plus facilement leur interprète dans la frangipane et la maréchale
qui donnèrent en quelque sorte la synthèse même de cette
époque; puis, après l'ennui et l'incuriosité du premier
Empire, qui abusa des eaux de Cologne et des préparations au romarin,
la parfumerie se jeta, derrière Victor Hugo et Gautier, vers les pays
du soleil; elle créa des orientales, des selam fulgurants d'épices,
découvrit des intonations nouvelles, des antithèses jusqu'alors
inosées, tria et reprit d'anciennes nuances qu'elle compliqua, qu'elle
subtilisa, qu'elle assortit elle rejeta résolument enfin, cette volontaire
décrépitude à laquelle l'avaient réduite les Malesherbes,
les Boileau, les Andrieux, les Baour-Lormian, les bas distillateurs de ses poèmes.
Mais cette langue n'était pas demeurée, depuis la période
de 1830, stationnaire. Elle avait encore évolué, et, se modelant
sur la marche du siècle, elle s'était avancée parallèlement
avec les autres arts, s'était, elle aussi, pliée aux voeux des
amateurs et des artistes, se lançant sur le Chinois et le Japonais, imaginant
des albums odorants, imitant les bouquets de fleurs de Takéoka, obtenant
par des alliances de lavande et de girofle, l'odeur du Rondéletia; par
un mariage de patchouli et de camphre, l'arôme singulier de l'encre de
Chine; par des composés de citron, de girofle et de néroli, l'émanation
de l'Hovénia du Japon.
Des Esseintes étudiait, analysait l'âme de ces fluides, faisait
l'exégèse de ces textes; il se complaisait à jouer pour
sa satisfaction personnelle, le rôle d'un psychologue, à démonter
et à remonter les rouages d'une oeuvre, à dévisser les
pièces formant la structure d'une exhalaison composée, et, dans
cet exercice, son odorat était parvenu à la sûreté
d'une touche presque impeccable.
De même qu'un marchand de vins reconnaît le cru dont il hume une
goutte; qu'un vendeur de houblon, dès qu'il flaire un sac, détermine
aussitôt sa valeur exacte; qu'un négociant chinois peut immédiatement
révéler l'origine des thés qu'il sent, dire dans quelles
fermes des monts Bohées, dans quels couvents bouddhiques, il a été
cultivé, l'époque où ses feuilles ont été
cueillies, préciser le degré de torréfaction, l'influence
qu'il a subie dans le voisinage de la fleur de prunier, de l'Aglaia, de l'Olea
fragrans, de tous ces parfums qui servent à modifier sa nature, à
y ajouter un rehaut inattendu, à introduire dans son fumet un peu sec
un relent de fleurs lointaines et fraîches; de même aussi des Esseintes
pouvait en respirant un soupçon d'odeur, vous raconter aussitôt
les doses de son mélange, expliquer la psychologie de sa mixture, presque
citer le nom de l'artiste qui l'avait écrit et lui avait imprimé
la marque personnelle de son style.
Il va de soi qu'il possédait la collection de tous les produits employés
par les parfumeurs; il avait même du véritable baume de La Mecque,
ce baume si rare qui ne se récolte que dans certaines parties de l'Arabie
Pétrée et dont le monopole appartient au Grand Seigneur.
Assis maintenant, dans son cabinet de toilette, devant sa table, il songeait
à créer un nouveau bouquet et il était pris de ce moment
d'hésitation bien connu des écrivains, qui, après des mois
de repos, s'apprêtent à recommencer une nouvelle oeuvre.
Ainsi que Balzac que hantait l'impérieux besoin de noircir beaucoup de
papier pour se mettre en train, des Esseintes reconnut la nécessité
de se refaire auparavant la main par quelques travaux sans importance; voulant
fabriquer de héliotrope, il soupesa des flacons d'amande et de vanille,
puis il changea d'idée et se résolut à aborder le pois
de senteur.
Les expressions, les procédés lui échappaient; il tâtonna;
en somme, dans la fragrance de cette fleur, l'oranger domine: il tenta de plusieurs
combinaisons et il finit par atteindre le ton juste, en joignant à l'oranger
de la tubéreuse et de la rose qu'il lia par une goutte de vanille.
Les incertitudes se dissipèrent; une petite fièvre l'agita, il
fut prêt au travail, il composa encore du thé en mélangeant
de la cassie et de l'iris, puis, sûr de lui il se détermina à
marcher de l'avant, à plaquer une phrase fulminante dont le hautain fracas
effondrerait le chuchotement de cette astucieuse frangipane qui se faufilait
encore dans sa pièce.
Il mania l'ambre, le musc-tonkin, aux éclats terribles, le patchouli,
le plus âcre des parfums végétaux et dont la fleur, à
l'état brut, dégage un remugle de moisi et de rouille. Quoi qu'il
fît, la hantise du XVIIIe siècle l'obséda; les robes à
paniers, les falbalas tournèrent devant ses yeux; des souvenirs des «
Vénus » de Boucher, tout en chair, sans os, bourrées de
coton rose, s'installèrent sur ses murs des rappels du roman de Thémidore,
de l'exquise Rosette retroussée dans un désespoir couleur feu,
le poursuivirent. Furieux, il se leva et, afin de se libérer, il renifla,
de toutes ses forces, cette pure essence de spikanard, si chère aux Orientaux
et si désagréable aux Européens, à cause de son
relent trop prononcé de valériane. Il demeura étourdi sous
la violence de ce choc; comme pilées par un coup de marteau, les filigranes
de la délicate odeur disparurent; il profita de ce temps de répit
pour échapper aux siècles défunts, aux vapeurs surannées,
pour entrer, ainsi qu'il le faisait jadis, dans des oeuvres moins restreintes
ou plus neuves.
Il avait autrefois aimé à se bercer d'accords en parfumerie; il
usait d'effets analogues à ceux des poètes, employait, en quelque
sorte, l'admirable ordonnance de certaines pièces de Baudelaire, telles
que « l'Irréparable » et « le Balcon », où
le dernier des cinq vers qui composent la strophe est l'écho du premier
et revient, ainsi qu'un refrain, noyer l'âme dans des infinis de mélancolie
et de langueur.
Il s'égarait dans les songes qu'évoquaient pour lui ces stances
aromatiques, ramené soudain à son point de départ, au motif
de sa méditation, par le retour du thème initial, reparaissant,
à des intervalles ménagés, dans l'odorante orchestration
du poème.
Actuellement, il voulut vagabonder dans un surprenant et variable paysage, et
il débuta par une phrase, sonore, ample, ouvrant tout d'un coup une échappée
de campagne immense.
Avec ses vaporisateurs, il injecta dans la pièce une essence formée
d'ambroisie, de lavande de Mitcham, de pois de senteur, de bouquet, une essence
qui, lorsqu'elle est distillée par un artiste, mérite le nom qu'on
lui décerne, « d'extrait de pré fleuri »; puis dans
ce pré, il introduisit une précise fusion de tubéreuse,
de fleur d'oranger et d'amande, et aussitôt d'artificiels lilas naquirent,
tandis que des tilleuls s'éventèrent, rabattant sur le sol leurs
pâles émanations que simulait l'extrait du tilia de Londres.
Ce décor posé en quelques grandes lignes, fuyant à perte
de vue sous ses yeux fermés, il insuffla une légère pluie
d'essences humaines et quasi félines, sentant la jupe, annonçant
la femme poudrée et fardée, le stéphanotis, l'ayapana,
l'opoponax, le chypre, le champaka, le sarcanthus, sur lesquels il juxtaposa
un soupçon de seringa, afin de donner dans la vie factice du maquillage
qu'ils dégageaient, un fleur naturel de rires en sueur, de joies qui
se démènent au plein soleil.
Ensuite il laissa, par un ventilateur, s'échapper ces ondes odorantes,
conservant seulement la campagne qu'il renouvela et dont il força la
dose pour l'obliger à revenir ainsi qu'une ritournelle dans ses strophes.
Les femmes s'étaient peu à peu évanouies; la campagne était
devenue déserte; alors, sur l'horizon enchanté, des usines se
dressèrent, dont les formidables cheminées brûlaient, à
leurs sommets, comme des bols de punch.
Un souffle de fabriques, de produits chimiques, passait maintenant dans la brise
qu'il soulevait avec des éventails, et la nature exhalait encore, dans
cette purulence de l'air, ses doux effluves.
Des Esseintes maniait, échauffait entre ses doigts, une boulette de styrax,
et une très bizarre odeur montait dans la pièce, une odeur tout
à la fois répugnante et exquise, tenant de la délicieuse
senteur de la jonquille et de l'immonde puanteur de la gutta-percha et de l'huile
de houille. Il se désinfecta les mains, inséra en une boîte
hermétiquement close, sa résine, et les fabriques disparurent
à leur tour. Alors, il darda parmi les vapeurs ravivées des tilleuls
et des prés, quelques gouttes de new mown hay et, au milieu du site magique
momentanément dépouillé de ses lilas, des gerbes de foin
s'élevèrent, amenant une saison nouvelle, épandant leur
fine affluence dans l'été de ces senteurs.
Enfin, quand il eut assez savouré ce spectacle, il dispersa précipitamment
des parfums exotiques, épuisa ses vaporisateurs, accéléra
ses esprits concentrés, lâcha bride à tous ses baumes, et,
dans la touffeur exaspérée de la pièce, éclata une
nature démente et sublimée, forçant ses haleines, chargeant
d'alcoolats en délire une artificielle brise, une nature pas vraie et
charmante, toute paradoxale, réunissant les piments des tropiques, les
souffles poivrés du santal de la Chine et de l'hediosmia de la Jamaïque,
aux odeurs françaises du jasmin, de l'aubépine et de la verveine,
poussant, en dépit des saisons et des climats, des arbres d'essences
diverses, des fleurs aux couleurs et aux fragrances les plus opposées,
créant par la fonte et le heurt de tous ces tons, un parfum général,
innommé, imprévu, étrange, dans lequel reparaissait, comme
un obstiné refrain, la phrase décorative du commencement, l'odeur
du grand pré, éventé par les lilas et les tilleuls.
Tout à coup une douleur aiguë le perça; il lui sembla qu'un
vilebrequin lui forait les tempes. Il ouvrit les yeux, se retrouva au milieu
de son cabinet de toilette, assis devant sa table; péniblement, il marcha,
abasourdi, vers la croisée qu'il entrebâilla. Une bouffée
d'air rasséréna l'étouffante atmosphère qui l'enveloppait;
il se promena, de long en large, pour raffermir ses jambes, alla et vint, regardant
le plafond où des crabes et des algues poudrées de sel, s'enlevaient
en relief sur un fond grenu aussi blond que le sable d'une plage; un décor
pareil revêtait les plinthes, bordant les cloisons tapissées de
crêpe Japonais vert d'eau, un peu chiffonné, simulant le friselis
d'une rivière que le vent ride et, dans ce léger courant, nageait
le pétale d'une rose autour duquel tournoyait une nuée de petits
poissons dessinés en deux traits d'encre.
Mais ses paupières demeuraient lourdes; il cessa d'arpenter le court
espace compris entre le baptistère et la baignoire, et il s'appuya sur
la rampe de la fenêtre; son étourdissement cessa; il reboucha soigneusement
les fioles, et il mit à profit cette occasion pour remédier au
désordre de ses maquillages. Il n'y avait point touché depuis
son arrivée à Fontenay, et il s'étonna presque, maintenant,
de revoir cette collection naguère visitée par tant de femmes.
Les uns sur les autres, des flacon, et des pots s'entassaient. Ici, une boîte
en porcelaine, de la famille verte, contenait le schnouda, cette merveilleuse
crème blanche qui, une fois étendue sur les joues, passe, sous
l'influence de l'air, au rose tendre, puis à un incarnat si réel
qu'il procure l'illusion vraiment exacte d'une peau colorée de sang;
là, des laques, incrustées de burgau, renfermaient de l'or Japonais
et du vert d'Athènes, couleur d'aile de cantharide, des ors et des verts
qui se transmuent en une pourpre profonde dès qu'on les mouille; près
de pots pleins de pâte d'aveline, de serkis du harem, d'émulsines
au lys de kachemyr, de lotions d'eau de fraise et de sureau pour le teint, et
près de petites bouteilles remplies de solutions d'encre de Chine et
d'eau de rose à l'usage des yeux, des instruments en ivoire, en nacre,
en acier, en argent, s'étalaient éparpillés avec des brosses
en luzerne pour les gencives: des pinces, des ciseaux, des strigiles, des estompes,
des crêpons et des houppes, des gratte-dos, des mouches et des limes.
Il manipulait tout cet attirail, autrefois acheté sur les instances d'une
maîtresse qui se pâmait sous l'influence de certains aromates et
de certains baumes, une femme détraquée et nerveuse aimant à
faire macérer la pointe de ses seins dans les senteurs, mais n'éprouvant,
en somme, une délicieuse et accablante extase, que lorsqu'on lui ratissait
la tête avec un peigne ou qu'elle pouvait humer, au milieu des caresses,
l'odeur de la suie, du plâtre des maisons en construction, par les temps
de pluie, ou de la poussière mouchetée par de grosses gouttes
d'orage, pendant l'été.
Il rumina ces souvenirs, et une après-midi écoulée, à
Pantin, par désoeuvrement, par curiosité, en compagnie de cette
femme, chez l'une de ses soeurs, lui revint, remuant en lui un monde oublié
de vieilles idées et d'anciens parfums; tandis que les deux femmes jacassaient
et se montraient leurs robes, il s'était approché de la fenêtre
et, au travers des vitres poudreuses, il avait vu la rue pleine de boue s'étendre
et entendu ses pavés bruire sous le coup répété
des galoches battant les mares.
Cette scène déjà lointaine se présenta subitement,
avec une vivacité singulière. Pantin était là, devant
lui, animé, vivant, dans cette eau verte et comme morte de la glace margée
de lune où ses yeux inconscients plongeaient; une hallucination l'emporta
loin de Fontenay; le miroir lui répercuta en même temps que la
rue les réflexions qu'elle avait autrefois fait naître et, abîmé
dans un songe, il se répéta cette ingénieuse, mélancolique
et consolante antienne qu'il avait jadis notée dès son retour
dans Paris:
- Oui, le temps des grandes pluies est venu; voilà quelles gargouilles
dégobillent, en chantant sous les trottoirs, et que les fumiers marinent
dans des flaques qu'emplissent de leur café au lait les bols creusés
dans le macadam; partout, pour l'humble passant, les rince-pieds fonctionnent.
Sous le ciel bas, dans l'air mou, les murs des maisons ont des sueurs noires
et leurs soupiraux fétident; la dégoûtation de l'existence
s'accentue et le spleen écrase; les semailles d'ordures que chacun a
dans l'âme éclosent; des besoins de sales ribotes agitent les gens
austères et, dans le cerveau des gens considérés, des désirs
de forçats vont naître.
Et pourtant, je me chauffe devant un grand feu et, d'une corbeille de fleurs
épanouies sur la table se dégage une exhalaison de benjoin, de
géranium et de vétyver qui remplit la chambre. En plein mois de
novembre, à Pantin, rue de Paris, le printemps persiste et voici que
je ris, à part moi, des familles craintives qui, afin d'éviter
les approches du froid, fuient à toute vapeur vers Antibes ou vers Cannes.
L'inclémente nature n'est pour rien dans cet extraordinaire phénomène;
c'est à l'industrie seule, il faut bien le dire, que Pantin est redevable
de cette saison factice.
En effet, ces fleurs sont en taffetas, montées sur du fil d'archal, et
la senteur printanière filtre par les joints de la fenêtre, exhalée
des usines du voisinage, des parfumeries de Pinaud et de Saint-James.
Pour les artisans usés par les durs labeurs des ateliers, pour les petits
employés trop souvent pères, l'illusion d'un peu de bon air est,
grâce à ces commerçants, possible.
Puis de ce fabuleux subterfuge d'une campagne, une médication intelligente
peut sortir; les viveurs poitrinaires qu'on exporte dans le Midi, meurent, achevés
par la rupture de leurs habitudes, par la nostalgie des excès parisiens
qui les ont vaincus. Ici, sous un faux climat, aidé par des bouches de
poêles, les souvenirs libertins renaîtront, très doux, avec
les languissantes émanations féminines évaporées
par les fabriques. Au mortel ennui de la vie provinciale, le médecin
peut, par cette supercherie, substituer platoniquement, pour son malade, l'atmosphère
des boudoirs de Paris, des filles. Le plus souvent, il suffira, pour consommer
la cure, que le sujet ait l'imagination un peu fertile.
Puisque, par le temps qui court, il n'existe plus de substance saine, puisque
le vin qu'on boit et que la liberté qu'on proclame, sont frelatés
et dérisoires, puisqu'il faut enfin une singulière dose de bonne
volonté pour croire que les classes dirigeantes sont respectables et
que les classes domestiquées sont dignes d'être soulagées
ou plaintes, il ne me semble, conclut des Esseintes, ni plus ridicule ni plus
fou, de demander à mon prochain une somme d'illusion à peine équivalente
à celle qu'il dépense dans des buts imbéciles chaque jour,
pour se figurer que la ville de Pantin est une Nice artificielle, une Menton
factice.
Tout cela n'empêche pas, fit-il, arraché à ses réflexions,
par une défaillance de tout son corps, qu'il va falloir me défier
de ces délicieux et abominables exercices qui m'écrasent. Il soupira:
- Allons, encore des plaisirs à modérer, des précautions
à prendre; et il se réfugia dans son cabinet de travail, pensant
échapper plus facilement ainsi à la hantise de ces parfums.
Il ouvrit la croisée toute large, heureux de prendre un bain d'air; mais,
soudain, il lui parut que la brise soufflait un vague montant d'essence de bergamote
avec laquelle se coalisait de l'esprit de jasmin, de cassie et de l'eau de rose.
Il haleta, se demandant s'il n'était point décidément sous
le joug d'une de ces possessions qu'on exorcisait au moyen âge. L'odeur
changea et se transforma, tout en persistant. Une indécise senteur de
teinture de tolu, de baume du Pérou, de safran, soudés par quelques
gouttes d'ambre et de musc, s'élevait maintenant du village couché,
au bas de la côte, et, subitement, la métamorphose s'opéra,
ces bribes éparses se relièrent et, à nouveau, la frangipane,
dont son odorat avait perçu les éléments et préparé
l'analyse, fusa de la vallée de Fontenay jusqu'au fort, assaillant ses
narines excédées, ébranlant encore ses nerfs rompus, le
jetant dans une telle prostration, qu'il s'affaissa évanoui, presque
mourant, sur la barre d'appui de la fenêtre.
CHAPITRE XI.
Les domestiques effrayés s'empressèrent d'aller chercher le médecin
de Fontenay qui ne comprit absolument rien à l'état de des Esseintes.
Il bafouilla quelques termes médicaux, tâta le pouls, examina la
langue du malade, tenta mais en vain de le faire parler, ordonna des calmants
et du repos, promit de revenir le lendemain, et, sur un signe négatif
de des Esseintes qui retrouva assez de force pour improuver le zèle de
ses domestiques et congédier cet intrus, il partit et s'en fut raconter,
par tout le village, les excentricités de cette maison dont l'ameublement
l'avait positivement frappé de stupeur et gelé sur place.
Au grand étonnement des serviteurs qui n'osaient plus bouger de l'office,
leur maître se rétablit en quelques jours et ils le surprirent,
tambourinant sur les vitres, regardant, d'un air inquiet, le ciel.
Une après-midi, les timbres sonnèrent des appels brefs, et des
Esseintes prescrivit qu'on lui apprêtât ses malles, pour un long
voyage.
Tandis que l'homme et la femme choisissaient, sur ses indications, les objets
utiles à emporter, il arpentait fiévreusement la cabine de la
salle à manger, consultait les heures des paquebots, parcourait son cabinet
de travail où il continuait à scruter les nuages, d'un air tout
à la fois impatient et satisfait.
Le temps était, depuis une semaine déjà, atroce. Des fleuves
de suie roulaient, sans discontinuer, au travers des plaines grises du ciel,
des blocs de nuées pareils à des rocs déracinés
d'un sol.
Par instants, des ondées crevaient et engloutissaient la vallée
sous des torrents de pluie.
Ce jour-là, le firmament avait changé d'aspect. Les flots d'encre
s'étaient volatilisés et taris, les aspérités des
nuages s'étaient fondues, le ciel était uniformément plat,
couvert d'une taie saumâtre. Peu à peu, cette taie parut descendre,
une brume d'eau enveloppa la campagne; la pluie ne croula plus, par cataractes,
ainsi que la veille, mais elle tomba, sans relâche, fine, pénétrante,
aiguë, délayant les allées, gâchant les routes, joignant
avec ses fils innombrables la terre au ciel; la lumière se brouilla;
un jour livide éclaira le village maintenant transformé en un
lac de boue pointillé par les aiguilles de l'eau qui piquaient de gouttes
de vif argent le liquide fangeux des flaques; dans la désolation de la
nature, toutes les couleurs se fanèrent, laissant seuls les toits luire
sur les tons éteints des murs.
Quel temps! soupira le vieux domestique, en déposant sur une chaise les
vêtements que réclamait son maître, un complet jadis commandé
à Londres.
Pour toute réponse des Esseintes se frotta les mains, et s'installa devant
une bibliothèque vitrée où un jeu de chaussettes de soie
était disposé en éventail; il hésitait sur la nuance,
puis, rapidement, considérant la tristesse du jour, le camaïeu morose
de ses habits, songeant au but à atteindre, il choisit une paire de soie
feuille-morte, les enfila rapidement, se chaussa de brodequins à agrafes
et à bouts découpés, revêtit le complet, gris-souris,
quadrillé de gris-lave et pointillé de martre, se coiffa d'un
petit melon, s'enveloppa d'un mac-farlane bleu-lin et, suivi du domestique qui
pliait sous le poids d'une malle, d'une valise à soufflets, d'un sac
de nuit, d'un carton à chapeau, d'une couverture de voyage renfermant
des parapluies et des cannes, il gagna la gare. Là, il déclara
au domestique qu'il ne pouvait fixer la date de son retour, qu'il reviendrait
dans un an, dans un mois, dans une semaine, plus tôt peut-être,
ordonna que rien ne fût changé de place au logis, remit l'approximative
somme nécessaire à l'entretien du ménage pendant son absence,
et il monta en wagon, laissant le vieillard ahuri, bras ballants et bouche béante,
derrière la barrière où s'ébranlait le train.
Il était seul dans son compartiment; une campagne indécise, sale,
vue telle qu'au travers d'un aquarium d'eau trouble, fuyait à toute volée
derrière le convoi que cinglait la pluie. Plongé dans ses réflexions,
des Esseintes ferma les yeux.
Une fois de plus, cette solitude si ardemment enviée et enfin acquise,
avait abouti à une détresse affreuse; ce silence qui lui était
autrefois apparu comme une compensation des sottises écoutées
pendant des ans, lui pesait maintenant d'un poids insoutenable. Un matin, il
s'était réveillé, agité ainsi qu'un prisonnier mis
en cellule; ses lèvres énervées remuaient pour articuler
des sons, des larmes lui montaient aux yeux, il étouffait de même
qu'un homme qui aurait sangloté pendant des heures.
Dévoré du désir de marcher, de regarder une figure humaine,
de parler avec un autre être, de se mêler à la vie commune,
il en vint à retenir ses domestiques, appelés sous un prétexte;
mais la conversation était impossible; outre que ces vieilles gens, ployés
par des années de silence et des habitudes de garde-malades, étaient
presque muets, la distance à laquelle les avait toujours tenus des Esseintes
n'était point faite pour les engager à desserrer les dents. D'ailleurs,
ils possédaient des cerveaux inertes et étaient incapables de
répondre autrement que par des monosyllabes aux questions qu'on leur
posait.
Il ne put donc se procurer aucune ressource, aucun soulagement près d'eux;
mais un nouveau phénomène se produisit. La lecture de Dickens
qu'il avait naguère consommée pour s'apaiser les nerfs et qui
n'avait produit que des effets contraires aux effets hygiéniques qu'il
espérait, commença lentement à agir dans un sens inattendu,
déterminant des visions de l'existence anglaise qu'il ruminait pendant
des heures; peu à peu, dans ces contemplations fictives, s'insinuèrent
des idées de réalité précise, de voyage accompli,
de rêves vérifiés sur lesquels se greffa l'envie d'éprouver
des impressions neuves et d'échapper ainsi aux épuisantes débauches
de l'esprit s'étourdissant à moudre à vide.
Cet abominable temps de brouillard et de pluie aidait encore à ces pensées,
en appuyant les souvenirs de ses lectures, en lui mettant la constante image
sous les yeux d'un pays de brume et de boue, en empêchant ses désirs
de dévier de leur point de départ, de s'écarter de leur
source.
Il n'y tint plus, et brusquement il s'était décidé, un
jour. Sa hâte fut telle qu'il prit la fuite bien avant l'heure, voulant
se dérober au présent, se sentir bousculé dans un brouhaha
de rue, dans un vacarme de foule et de gare.
Je respire, se disait-il, au moment où le convoi ralentissait sa valse
et s'arrêtait dans la rotonde du débarcadère de Sceaux,
en rythmant ses dernières pirouettes, par le fracas saccadé des
plaques tournantes.
Une fois au boulevard d'Enfer, dans la rue, il héla un cocher, jouissant
à être ainsi empêtré avec ses malles et ses couvertures.
Moyennant la promesse d'un copieux pourboire, il s'entendit avec l'homme au
pantalon noisette et au gilet rouge: - À l'heure, fit-il, et, rue de
Rivoli, vous vous arrêterez devant le Galignani's Messenger; car
il songeait à acheter, avant son départ, un guide Baedeker ou
Murray, de Londres.
La voiture s'ébranla lourdement, soulevant autour de ses roues des cerceaux
de crotte; on naviguait en plein marécage; sous le ciel gris qui semblait
s'appuyer sur le toit des maisons, les murailles ruisselaient du haut en bas,
les gouttières débordaient, les pavés étaient enduits
d'une boue de pain d'épice dans laquelle les passants glissaient; sur
les trottoirs que râflaient les omnibus, des gens tassés s'arrêtaient,
des femmes retroussées jusqu'aux genoux, courbées sous des parapluies,
s'aplatissaient pour éviter des éclaboussures, contre les boutiques.
La pluie entrait en diagonale par les portières; des Esseintes dut relever
les glaces que l'eau raya de ses cannelures tandis que des gouttes de fange
rayonnaient comme un feu d'artifice de tous les côtés du fiacre.
Au bruit monotone des sacs de pois secoués sur sa tête par l'ondée
dégoulinant sur les malles et sur le couvercle de la voiture, des Esseintes
rêvait à son voyage; c'était déjà un acompte
de l'Angleterre qu'il prenait à Paris par cet affreux temps; un Londres
pluvieux, colossal, immense, puant la fonte échauffée et la suie,
fumant sans relâche dans la brume se déroulait maintenant devant
ses yeux; puis des enfilades de docks s'étendaient à perte de
vue, pleins de grues, de cabestans, de ballots, grouillant d'hommes perchés
sur des mâts, à califourchon sur des vergues, alors que, sur les
quais, des myriades d'autres hommes étaient penchés, le derrière
en l'air, sur des barriques qu'ils poussaient dans des caves.
Tout cela s'agitait sur des rives, dans des entrepôts gigantesques, baignés
par l'eau teigneuse et sourde d'une imaginaire Tamise, dans une futaie de mâts,
dans une forêt de poutres crevant les nuées blafardes du firmament,
pendant que des trains filaient, à toute vapeur, dans le ciel, que d'autres
roulaient dans les égouts, éructant des cris affreux, vomissant
des flots de fumée par des bouches de puits, que par tous les boulevards,
par toutes les rues, où éclataient, dans un éternel crépuscule,
les monstrueuses et voyantes infamies de la réclame, des flots de voitures
coulaient, entre des colonnes de gens, silencieux, affairés, les yeux
en avant, les coudes au corps.
Des Esseintes frissonnait délicieusement à se sentir confondu
dans ce terrible monde de négociants, dans cet isolant brouillard, dans
cette incessante activité, dans cet impitoyable engrenage broyant des
millions de déshérités que des philanthropes excitaient,
en guise de consolation, à réciter des versets et à chanter
des psaumes.
Puis, la vision s'éteignit brusquement avec un cahot du fiacre qui le
fit rebondir sur la banquette. Il regarda par les portières; la nuit
était venue; les becs de gaz clignotaient, au milieu d'un halo jaunâtre,
en pleine brume; des rubans de feux nageaient dans des mares et semblaient tourner
autour des roues des voitures qui sautaient dans de la flamme liquide et sale;
il tenta de se reconnaître, aperçut le Carrousel et, subitement,
sans motif, peut-être par le simple contre-coup de la chute qu'il faisait
du haut d'espaces feints, sa pensée rétrograda jusqu'au souvenir
d'un incident trivial: il se rappela que le domestique avait négligé
de mettre, tandis qu'il le regardait préparer ses malles, une brosse
à dents parmi les ustensiles de son nécessaire de toilette; alors
il passa en revue la liste des objets empaquetés; tous avaient été
rangés dans sa valise, mais la contrariété d'avoir omis
cette brosse persista jusqu'à ce que le cocher, en s'arrêtant,
rompit la chaîne de ces réminiscences et de ces regrets.
Il était, dans la rue de Rivoli, devant le Galignani's Messenger.
Séparées par une porte aux verres dépolis couverts d'inscriptions
et munis de passe-partout encadrant des découpures de journaux et des
bandes azurées de télégrammes, deux grandes vitrines regorgeaient
d'albums et de livres. Il s'approcha, attiré par la vue de ces cartonnages
en papier bleu-perruquier et vert-chou gaufrés, sur toutes les coutures,
de ramages d'argent et d'or, de ces couvertures en toiles couleur carmélite,
poireau, caca d'oie, groseille, estampées au fer froid, sur les plats
et le dos, de filets noirs. Tout cela avait une touche antiparisienne, une tournure
mercantile, plus brutale et pourtant moins vile que celles des reliures de camelote,
en France; çà et là, au milieu d'albums ouverts, reproduisant
des scènes humoristiques de du Maurier et de John Leech, ou lançant
au travers de plaines en chromo les délirantes cavalcades de Caldecott,
quelques romans français apparaissaient, mêlant à ces verjus
de teintes, des vulgarités bénignes et satisfaites.
Il finit par s'arracher à cette contemplation, poussa la porte, pénétra
dans une vaste bibliothèque, pleine de monde; des étrangères
assises dépliaient des cartes et baragouinaient, en des langues inconnues,
des remarques. Un commis lui apporta toute une collection de guides. À
son tour, il s'assit, retournant ces livres dont les flexibles cartonnages pliaient
entre ses doigts. Il les parcourut, s'arrêta sur une page du Baedeker,
décrivant les musées de Londres. Il s'intéressait aux détails
laconiques et précis du guide; mais son attention dévia de l'ancienne
peinture anglaise sur la nouvelle qui le sollicitait davantage. Il se rappelait
certains spécimens qu'il avait vus, dans les expositions internationales,
et il songeait qu'il les reverrait peut-être à Londres: des tableaux
de Millais, la « Veillée de sainte Agnès », d'un vert
argenté si lunaire, des tableaux de Watts, aux couleurs étranges,
bariolés de gomme-gutte et d'indigo, des tableaux esquissés par
un Gustave Moreau malade, brossés par un Michel-Ange anémié
et retouchés par un Raphaël noyé dans le bleu; entre autres
toiles, il se rappelait une « Dénonciation de Caïn »,
une « Ida » et des « Eves » où, dans le singulier
et mystérieux amalgame de ces trois maîtres, sourdait la personnalité
tout à la fois quintessenciée et brute d'un Anglais docte et rêveur,
tourmenté par des hantises de tons atroces.
Toutes ces toiles assaillaient en foule sa mémoire. Le commis étonné
par ce client qui s'oubliait devant une table, lui demanda sur lequel de ces
guides il fixait son choix. Des Esseintes demeura ébaubi, puis il s'excusa,
fit l'emplette d'un Baedeker et franchit la porte. L'humidité le glaça;
le vent soufflait de côté, cinglait les arcades de ses fouets de
pluie. - Allez là, fit-il, au cocher, en désignant du doigt au
bout d'une galerie, un magasin qui formait l'angle de la rue de Rivoli et de
la rue de Castiglione et ressemblait avec ses carreaux blanchâtres, éclairés
en dedans, à une gigantesque veilleuse, brûlant dans le malaise
de ce brouillard, dans la misère de ce temps malade.
C'était la « Bodéga ». Des Esseintes s'égara
dans une grande salle qui s'allongeait, en couloir, soutenue par des piliers
de fonte, bardée, de chaque côté de ses murs, de hautes
futailles posées tout debout sur des chantiers.
Cerclées de fer, la panse garnie de créneaux de bois simulant
un ratelier de pipes dans les crans duquel pendaient des verres en forme de
tulipes, le pied en l'air; le bas-ventre troué et emmanché d'une
cannelle de grès, ces barriques armoriées d'un blason royal, étalaient
sur des étiquettes en couleur le nom de leur cru, la contenance de leurs
flancs, le prix de leur vin, acheté à la pièce, à
la bouteille, ou dégusté au verre.
Dans l'allée restée libre entre ces rangées de tonneaux,
sous les flammes du gaz qui bourdonnait aux becs d'un affreux lustre peint en
gris fer, des tables couvertes de corbeilles de biscuits Palmers, de gâteaux
salés et secs, d'assiettes où s'entassaient des mince-pie et des
sandwichs cachant sous leurs fades enveloppes d'ardents sinapismes à
la moutarde, se succédaient entre une haie de chaises, jusqu'au fond
de cette cave encore bardée de nouveaux muids portant sur leur tête
de petits barils, couchés sur le flanc, estampillés de titres
gravés au fer chaud, dans le chêne.
Un fumet d'alcool saisit des Esseintes lorsqu'il prit place dans cette salle
où sommeillaient de puissants vins. Il regarda autour de lui: ici, les
foudres s'alignaient, détaillant toute la série des porto, des
vins âpres ou fruiteux, couleur d'acajou ou d'amarante, distingués
par de laudatives épithètes: « old port, light delicate,
cockburn's very fine, magnificent old Regina »; là, bombant leurs
formidables abdomens, se pressaient, côte à côte, des fûts
énormes renfermant le vin martial de l'Espagne, le xérès
et ses dérivés, couleur de topaze brûlée ou crue,
le san lucar, le pasto, le pale dry, l'oloroso, l'amontilla, sucrés ou
secs.
La cave était pleine; accoudé sur un coin de table, des Esseintes
attendait le verre de porto commandé à un gentleman, en train
de déboucher d'explosifs sodas contenus dans des bouteilles ovales qui
rappelaient, en les exagérant, ces capsules de gélatine et de
gluten employées par les pharmacies pour masquer le goût de certains
remèdes.
Tout autour de lui, des Anglais foisonnaient: des dégaines de pâles
clergymen, vêtus de noir de la tête aux pieds, avec des chapeaux
mous, des souliers lacés, des redingotes interminables constellées
sur la poitrine de petits boutons, des mentons ras, des lunettes rondes, des
cheveux graisseux et plats; des trognes de tripiers et des mufles de dogues
avec des cous apoplectiques, des oreilles comme des tomates, des joues vineuses,
des yeux injectés et idiots, des colliers de barbe pareils à ceux
de quelques grands singes; plus loin, au bout du chai, un long dépendent
d'andouilles aux cheveux d'étoupe, au menton garni de poils blancs ainsi
qu'un fond d'artichaut, déchiffrait, au travers d'un microscope, les
minuscules romains d'un journal anglais; en face, une sorte de commodore américain,
boulot et trapu, les chairs boucanées et le nez en bulbe, s'endormait,
regardant, un cigare planté dans le trou velu de sa bouche, des cadres
pendus aux murs, renfermant des annonces de vins de Champagne, les marques de
Perrier et de Roederer, d'Heidsieck et de Mumm, et une tête encapuchonnée
de moine, avec le nom écrit en caractères gothiques de Dom Pérignon,
à Reims.
Un certain amollissement enveloppa des Esseintes dans cette atmosphère
de corps de garde; étourdi par les bavardages des Anglais causant entre
eux, il rêvassait, évoquant devant la pourpre des porto remplissant
les verres, les créatures de Dickens qui aiment tant à les boire,
peuplant imaginairement la cave de personnages nouveaux, voyant ici, les cheveux
blancs et le teint enflammé de Monsieur Wickfield; là, la mine
flegmatique et rusée et l'oeil implacable de Monsieur Tulkinghorn, le
funèbre avoué de Bleak-house. Positivement, tous se détachaient
de sa mémoire, s'installaient, dans la Bodéga, avec leurs faits
et leurs gestes; ses souvenirs, ravivés par de récentes lectures,
atteignaient une précision inouïe. La ville du romancier, la maison
bien éclairée, bien chauffée, bien servie, bien close,
les bouteilles lentement versées par la petite Dorrit, par Dora Copperfield,
par la soeur de Tom Pinch, lui apparurent naviguant ainsi qu'une arche tiède,
dans un déluge de fange et de suie. Il s'acagnarda dans ce Londres fictif,
heureux d'être à l'abri, écoutant naviguer sur la Tamise
les remorqueurs qui poussaient de sinistres hurlements, derrière les
Tuileries, près du pont. Son verre était vide malgré la
vapeur éparse dans cette cave encore échauffée par les
fumigations des cigares et des pipes, il éprouvait, en retombant dans
la réalité, par ce temps d'humidité fétide, un petit
frisson.
Il demanda un verre d'amontillado, mais alors devant ce vin sec et pâle,
les lénitives histoires, les douces malvacées de l'auteur anglais
se défeuillèrent et les impitoyables révulsifs, les douloureux
rubéfiants d'Edgar Poe, surgirent; le froid cauchemar de la barrique
d'amontillado, de l'homme muré dans un souterrain, l'assaillit, les faces
bénévoles et communes des buveurs américains et anglais
qui occupaient la salle, lui parurent refléter d'involontaires et d'atroces
pensées, d'instinctifs et d'odieux desseins, puis il s'aperçut
qu'il s'esseulait, que l'heure du dîner était proche; il paya,
s'arracha de sa chaise, et gagna, tout étourdi, la porte. Il reçut
un soufflet mouillé dès qu'il mit les pieds dehors; inondés
par la pluie et par les rafales, les réverbères agitaient leurs
petits éventails de flamme, sans éclairer; encore descendu de
plusieurs crans, le ciel s'était abaissé jusqu'au ventre des maisons.
Des Esseintes considéra les arcades de la rue de Rivoli, noyées
dans l'ombre et submergées par l'eau, et il lui sembla qu'il se tenait
dans le morne tunnel creusé sous la Tamise; des tiraillements d'estomac
le rappelèrent à la réalité; il rejoignit sa voiture,
jeta au cocher l'adresse de la taverne de la rue d'Amsterdam, près de
la gare, et il consulta sa montre: sept heures. Il avait juste le temps de dîner;
le train ne partait qu'à huit heures cinquante minutes, et il comptait
sur ses doigts, supputait les heures de la traversée de Dieppe à
Newhaven, se disant: - Si les chiffres de l'indicateur sont exacts, je serai
demain, sur le coup de midi et demi, à Londres.
Le fiacre s'arrêta devant la taverne-, de nouveau, des Esseintes descendit
et il pénétra dans une longue salle, sans dorure, brune, divisée
par des cloisons à mi-corps, en une série de compartiments semblables
aux boxs des écuries; dans cette salle, évasée près
de la porte, d'abondantes pompes à bières se dressaient sur un
comptoir, près de jambons aussi culottés que de vieux violons,
de homards peints au minium, de maquereaux marinés, avec des ronds d'oignons
et de carottes crus, des tranches de citron, des bouquets de laurier et de thym,
des baies de genièvre et du gros poivre nageant dans une sauce trouble.
L'un de ces boxs était vide. Il s'en empara et héla un jeune homme
en habit noir, qui s'inclina en jargonnant des mots incompréhensibles.
Pendant que l'on préparait le couvert, des Esseintes contempla ses voisins;
de même qu'à la Bodéga, des insulaires, aux yeux faïence,
au teint cramoisi, aux airs réfléchis ou rogues, parcouraient
des feuilles étrangères; seulement des femmes, sans cavaliers,
dînaient, entre elles, en tête à tête, de robustes
Anglaises aux faces de garçon, aux dents larges comme des palettes, aux
joues colorées, en pomme, aux longues mains et aux longs pieds. Elles
attaquaient, avec une réelle ardeur, un rumpsteak-pie, une viande chaude,
cuite dans une sauce aux champignons et revêtue de même qu'un pâté,
d'une croûte.
Après avoir perdu depuis si longtemps l'appétit, il demeura confondu
devant ces gaillardes dont la voracité aiguisa sa faim. Il commanda un
potage oxstail, se régala de cette soupe à la queue de boeuf,
tout à la fois onctueuse et veloutée, grasse et ferme; puis, il
examina la liste des poissons, demanda un haddock, une sorte de merluche fumée
qui lui parut louable et, pris d'une fringale à voir s'empiffrer les
autres, il mangea un rosbif aux pommes et s'enfourna deux pintes d'ale, excité
par ce petit goût de vacherie musquée que dégage cette fine
et pâle bière.
Sa faim se comblait; il chipota un bout de fromage bleu de Stilton dont la douceur
s'imprégnait d'amertume, picora une tarte à la rhubarbe, et, pour
varier, étancha sa soif avec le porter, cette bière noire qui
sent le jus de réglisse dépouillé de sucre.
Il respirait; depuis des années il n'avait et autant bâfré
et autant bu; ce changement d'habitude, ce choix de nourritures imprévues
et solides avait tiré l'estomac de son somme. Il s'enfonça dans
sa chaise, alluma une cigarette et s'apprêta à déguster
sa tasse de café qu'il trempa de gin.
La pluie continuait à tomber; il l'entendait crépiter sur les
vitres qui plafonnaient le fond de la pièce et dégouliner en cascades
dans les gargouilles; personne ne bougeait dans la salle; tous se dorlotaient,
ainsi que lui, au sec, devant des petits verres.
Les langues se délièrent; comme presque tous ces Anglais levaient,
en parlant, les yeux en l'air, des Esseintes conclut qu'ils s'entretenaient
du mauvais temps; aucun d'eux ne riait et tous étaient vêtus de
cheviote grise, réglée de jaune nankin et de rose de papier buvard.
Il jeta un regard ravi sur ses habits dont la couleur et la coupe ne différaient
pas sensiblement de celles des autres, et il éprouva le contentement
de ne point détonner dans ce milieu, d'être, en quelque sorte et
superficiellement, naturalisé citoyen de Londres; puis il eut un sursaut.
Et l'heure du train? se dit-il. Il consulta sa montre: huit heures moins dix;
j'ai encore près d'une demi-heure à rester là; et une fois
de plus, il songea au projet qu'il avait conçu.
Dans sa vie sédentaire, deux pays l'avaient seulement attiré,
la Hollande et l'Angleterre.
Il avait exaucé le premier de ses souhaits: n'y tenant plus, un beau
jour, il avait quitté Paris et visité les villes des Pays-Bas,
une à une.
Somme toute, il était résulté de cruelles désillusions
de ce voyage. Il s'était figuré une Hollande, d'après les
oeuvres de Teniers et de Steen, de Rembrandt et d'Ostade, se façonnant
d'avance, à son usage, d'incomparables juiveries aussi dorées
que des cuirs de Cordoue par le soleil; s'imaginant de prodigieuses kermesses,
de continuelles ribotes dans les campagnes; s'attendant à cette bonhomie
patriarcale, à cette joviale débauche célébrée
par les vieux maîtres.
Certes, Haarlem et Amsterdam l'avaient séduit; le peuple, non décrassé,
vu, dans les vraies campagnes, ressemblait bien à celui peint par Van
Ostade, avec ses enfants non équarris et taillés à la serpe
et ses commères grasses à lard, bosselées de gros tetons
et de gros ventres; mais de joies effrénées, d'ivrogneries familiales,
point; en résumé, il devait le reconnaître, l'école
hollandaise du Louvre l'avait égaré; elle avait simplement servi
de tremplin à ses rêves; il s'était élancé,
avait bondi sur une fausse piste et erré dans des visions inégalables,
ne découvrant nullement sur la terre ce pays magique et réel qu'il
espérait, ne voyant point, sur des gazons semés de futailles,
des danses de paysans et de paysannes pleurant de joie, trépignant de
bonheur, s'allégeant à force de rire, dans leurs jupes et dans
leurs chausses.
Non, décidément, rien de tout cela n'était visible; la
Hollande était un pays tel que les autres et, qui plus est, un pays nullement
primitif, nullement bonhomme, car la religion protestante y sévissait,
avec ses rigides hypocrisies et ses solennelles raideurs.
Ce désenchantement lui revenait; il consulta de nouveau sa montre: dix
minutes le séparaient encore de l'heure du train. Il est grand temps
de demander l'addition et de partir, se dit-il. Il se sentait une lourdeur d'estomac
et une pesanteur, par tout le corps, extrêmes. Voyons, fit-il, pour se
verser du courage, buvons le coup de l'étrier; et il remplit un verre
de brandy, tout en réclamant sa note. Un individu, en habit noir, une
serviette sur le bras, une espèce de majordome au crâne pointu
et chauve, à la barbe grisonnante et dure, sans moustaches, s'avança,
un crayon derrière l'oreille, se posta, une jambe en avant, comme un
chanteur, tira de sa poche un calepin, et, sans regarder son papier, les yeux
fixés sur le plafond, près d'un lustre, inscrivit et compta la
dépense. Voilà, dit-il, en arrachant la feuille de son calepin,
et il la remit à des Esseintes qui le considérait curieusement,
ainsi qu'un animal rare. Quel surprenant John Bull, pensait-il, en contemplant
ce flegmatique personnage à qui sa bouche rasée donnait aussi
la vague apparence d'un timonier de la marine américaine.
À ce moment, la lierre de la taverne s'ouvrit; des gens entrèrent
apportant avec eux une odeur de chien mouillé à laquelle se mêla
une fumée de houille, rabattue par le vent dans la cuisine dont la porte
sans loquet claqua; des Esseintes était incapable de remuer les jambes;
un doux et tiède anéantissement se glissait par tous ses membres,
l'empêchait même d'étendre la main pour allumer un cigare.
Il se disait: Allons, voyons, debout, il faut filer; et d'immédiates
objections contrariaient ses ordres. À quoi bon bouger, quand on peut
voyager si magnifiquement sur une chaise? N'était-il pas à Londres
dont les senteurs, dont l'atmosphère, dont les habitants, dont les pâtures,
dont les ustensiles, l'environnaient? Que pouvait-il donc espérer, sinon
de nouvelles désillusions, comme en Hollande?
Il n'avait plus que le temps de courir à la gare, et une immense aversion
pour le voyage, un impérieux besoin de rester tranquille s'imposaient
avec une volonté de plus en plus accusée, de plus en plus tenace.
Pensif, il laissa s'écouler les minutes, se coupant ainsi la retraite,
se disant: Maintenant il faudrait se précipiter aux guichets, se bousculer
aux bagages; quel ennui! quelle corvée ça serait! - Puis, se répétant,
une fois de plus: En somme, j'ai éprouvé et j'ai vu ce que je
voulais éprouver et voir. Je suis saturé de vie anglaise depuis
mon départ; il faudrait être fou pour aller perdre, par un maladroit
déplacement, d'impérissables sensations. Enfin quelle aberration
ai-je donc eue pour avoir tenté de renier des idées anciennes,
pour avoir condamné les dociles fantasmagories de ma cervelle, pour avoir,
ainsi qu'un véritable béjaune, cru à la nécessité,
à la curiosité, à l'intérêt d'une excursion?
- Tiens, fit-il, regardant sa montre, mais l'heure est venue de rentrer au logis;
cette fois, il se dressa sur ses jambes, sortit, commanda au cocher de le reconduire
à la gare de Sceaux, et il revint avec ses malles, ses paquets, ses valises,
ses couvertures, ses parapluies et ses cannes, à Fontenay, ressentant
l'éreintement physique et la fatigue morale d'un homme qui rejoint son
chez soi, après un long et périlleux voyage.
CHAPITRE XII.
Durant les jours qui suivirent son retour, des Esseintes considéra ses
livres, et à la pensée qu'il aurait pu se séparer d'eux
pendant longtemps, il goûta une satisfaction aussi effective que celle
dont il eût joui s'il les avait retrouvés, après une sérieuse
absence. Sous l'impulsion de ce sentiment, ces objets lui semblèrent
nouveaux, car il perçut en eux des beautés oubliées depuis
l'époque où il les avait acquis.
Tout, volumes, bibelots, meubles, prit à ses yeux un charme particulier,
son lit lui parut plus moelleux, en comparaison de la couchette qu'il aurait
occupée à Londres; le discret et silencieux service de ses domestiques
l'enchanta, fatigué qu'il était, par la pensée, de la loquacité
bruyante des garçons d'hôtel; l'organisation méthodique
de sa vie lui fit l'effet d'être plus enviable, depuis que le hasard des
pérégrinations devenait possible.
Il se retrempa dans ce bain de l'habitude auquel d'artificiels regrets insinuaient
une qualité plus roborative et plus tonique.
Mais ses volumes le préoccupèrent principalement. Il les examina,
les rangea à nouveau sur les rayons, vérifiant si, depuis son
arrivée à Fontenay, les chaleurs et les pluies n'avaient point
endommagé leurs reliures et piqué leurs papiers rares.
Il commença par remuer toute sa bibliothèque latine, puis il disposa
dans un nouvel ordre les ouvrages spéciaux d'Archélaüs, d'Albert
le Grand, de Lulle, d'Arnaud de Villanova traitant de kabbale et de sciences
occultes; enfin il compulsa, un à un, ses livres modernes, et joyeusement
il constata que tous étaient demeurés, au sec, intacts.
Cette collection lui avait coûté de considérables sommes;
il n'admettait pas, en effet, que les auteurs qu'il choyait fussent, dans sa
bibliothèque, de même que dans celles des autres, gravés
sur du papier de coton, avec les souliers à clous d'un Auvergnat.
À Paris, jadis, il avait fait composer, pour lui seul, certains volumes
que des ouvriers spécialement embauchés, tiraient aux presses
à bras; tantôt il recourait à Perrin de Lyon dont les sveltes
et purs caractères convenaient aux réimpressions archaïques
des vieux bouquins; tantôt il faisait venir d'Angleterre ou d'Amérique,
pour la confection des ouvrages du présent siècle, des lettres
neuves; tantôt encore il s'adressait à une maison de Lille qui
possédait, depuis des siècles, tout un jeu de corps gothiques;
tantôt enfin il réquisitionnait l'ancienne imprimerie Enschedé,
de Haarlem, dont la fonderie conserve les poinçons et les frappes des
caractères dits de civilité.
Et il avait agi de même pour ses papiers. Las, un beau jour, des chines
argentés, des japons nacrés et dorés, des blancs whatmans,
des hollandes bis, des turkeys et des seychal-mills teints en chamois, et dégoûté
aussi par les papiers fabriqués à la mécanique, il avait
commandé des vergés à la forme, spéciaux, dans les
vieilles manufactures de Vire où l'on se sert encore des pilons naguère
usités pour broyer le chanvre. Afin d'introduire un peu de variété
dans ses collections il s'était, à diverses reprises, fait expédier
de Londres, des étoffes apprêtées, des papiers à
poils, des papiers reps et, pour aider à son dédain des bibliophiles,
un négociant de Lubeck lui préparait un papier à chandelle
perfectionné, bleuté, sonore, un peu cassant, dans la pâte
duquel les fétus étaient remplacés par des paillettes d'or
semblables à celles qui pointillent l'eau-de-vie de Dantzick.
Il s'était procuré, dans ces conditions, des livres uniques, adoptant
des formats inusités qu'il faisait revêtir par Lortic, par Trautz-Bauzonnet,
par Chambolle, par les successeurs de Capé, d'irréprochables reliures
en soie antique, en peau de boeuf estampée, en peau de bouc du Cap, des
reliures pleines, à compartiments et à mosaïques, doublées
de tabis ou de moire, ecclésiastiquement ornées de fermoirs et
de coins, parfois même émaillées par Gruel-Engelmann d'argent
oxydé et d'émaux lucides.
Il s'était fait ainsi imprimer avec les admirables lettres épiscopales
de l'ancienne maison Le Clerc, les oeuvres de Baudelaire dans un large format
rappelant celui des missels, sur un feutre très léger du Japon,
spongieux, doux comme une moelle de sureau et imperceptiblement teinté,
dans sa blancheur laiteuse, d'un peu de rose. Cette édition tirée
à un exemplaire d'un noir velouté d'encre de Chine, avait été
vêtue en dehors et recouverte en dedans d'une mirifique et authentique
peau de truie choisie entre mille, couleur chair, toute piquetée à
la place de ses poils, et ornée de dentelles noires au fer froid, miraculeusement
assorties par un grand artiste.
Ce jour-là, des Esseintes ôta cet incomparable livre de ses rayons
et il le palpait dévotement, relisant certaines pièces qui lui
semblaient, dans ce simple mais inestimable cadre, plus pénétrantes
que de coutume.
Son admiration pour cet écrivain était sans borne. Selon lui,
en littérature, on s'était jusqu'alors borné à explorer
les superficies de l'âme ou à pénétrer dans ses souterrains
accessibles et éclairés, relevant, çà et là,
les gisements des péchés capitaux, étudiant leurs, filons,
leur croissance, notant, ainsi que Balzac, par exemple, les stratifications
de l'âme possédée par la monomanie d'une passion, par l'ambition,
par l'avarice, par la bêtise paternelle, par l'amour sénile.
C'était, au demeurant, l'excellente santé des vertus et des vices,
le tranquille agissement des cervelles communément conformées,
la réalité pratique des idées courantes, sans idéal
de maladive dépravation, sans au-delà; en somme, les découvertes
des analystes s'arrêtaient aux spéculations mauvaises ou bonnes,
classifiées par l'Église; c'était la simple investigation,
l'ordinaire surveillance d'un botaniste qui suit de près le développement
prévu, de floraisons normales plantées dans de la naturelle terre.
Baudelaire était allé plus loin; il était descendu jusqu'au
fond de l'inépuisable mine, s'était engagé à travers
des galeries abandonnées ou inconnues, avait abouti à ces districts
de l'âme où se ramifient les végétations monstrueuses
de la pensée.
Là, près de ces confins où séjournent les aberrations
et les maladies, le tétanos mystique, la fièvre chaude de la luxure,
les typhoïdes et les vomitos du crime, il avait trouvé, couvant
sous la morne cloche de l'Ennui, l'effrayant retour d'âge des sentiments
et des idées.
Il avait révélé la psychologie morbide de l'esprit qui
a atteint l'octobre de ses sensations; raconté les symptômes des
âmes requises par la douleur, privilégiées par le spleen;
montré la carie grandissante des impressions, alors que les enthousiasmes,
les croyances de la jeunesse sont taris, alors qu'il ne reste plus que l'aride
souvenir des misères supportées, des intolérances subies,
des froissements encourus, par des intelligences qu'opprime un sort absurde.
Il avait suivi toutes les phases de ce lamentable automne, regardant la créature
humaine, docile à s'aigrir, habile à se frauder, obligeant ses
pensées à tricher entre elles, pour mieux souffrir, gâtant
d'avance, grâce à l'analyse et à l'observation, toute joie
possible.
Puis, dans cette sensibilité irritée de l'âme, dans cette
férocité de la réflexion qui repousse la gênante
ardeur des dévouements, les bienveillants outrages de la charité,
il voyait, peu à peu, surgir l'horreur de ces passions âgées,
de ces amours mûres, où l'un se livre encore quand l'autre se tient
déjà en garde, où la lassitude réclame aux couples
des caresses filiales dont l'apparente juvénilité paraît
neuve, des candeurs maternelles dont la douceur repose et concède, pour
ainsi dire, les intéressants remords d'un vague inceste.
En de magnifiques pages il avait exposé ces amours hybrides, exaspérées
par l'impuissance où elles sont de se combler, ces dangereux mensonges
des stupéfiants et des toxiques appelés à l'aide pour endormir
la souffrance et mater l'ennui. À une époque où la littérature
attribuait presque exclusivement la douleur de vivre aux malchances d'un amour
méconnu ou aux jalousies de l'adultère, il avait négligé
ces maladies infantiles et sondé ces plaies plus incurables, plus vivaces,
plus profondes, qui sont creusées par la satiété, la désillusion,
le mépris, dans les âmes en ruine que le présent torture,
que le passé répugne, que l'avenir effraye et désespère.
Et plus des Esseintes relisait Baudelaire, plus il reconnaissait un indicible
charme à cet écrivain qui, dans un temps où le vers ne
servait plus qu'à peindre l'aspect extérieur des êtres et
des choses, était parvenu à exprimer l'inexprimable, grâce
à une langue musculeuse et charnue, qui, plus que toute autre, possédait
cette merveilleuse puissance de fixer avec une étrange santé d'expressions,
les états morbides les plus fuyants, les plus tremblés, des esprits
épuisés et des âmes tristes.
Après Baudelaire le nombre était assez restreint, des livres français
rangés sur ses rayons. Il était assurément insensible aux
oeuvres sur lesquelles il est d'un goût adroit de se pâmer. Le grand
rire de Rabelais et le solide comique de Molière ne réussissaient
pas à le dérider, et son antipathie envers ces farces allait même
assez loin pour qu'il ne craignît pas de les assimiler, au point de vue
de l'art, à ces parades des bobèches qui aident à la joie
des foires.
En fait de poésies anciennes, il ne lisait guère que Villon, dont
les mélancoliques ballades le touchaient et, çà et là,
quelques morceaux de d'Aubigné qui lui fouettaient le sang avec les incroyables
virulences de leurs apostrophes et de leurs anathèmes.
En prose, il se souciait fort peu de Voltaire et de Rousseau, voire même
de Diderot, dont les « Salons » tant vantés lui paraissaient
singulièrement remplis de fadaises morales et d'aspirations jobardes;
en haine de tous ces fatras, il se confinait presque exclusivement dans la lecture
de l'éloquence chrétienne, dans la lecture de Bourdaloue et de
Bossuet dont les périodes sonores et parées lui imposaient; mais,
de préférence encore, il savourait ces moelles condensées
en de sévères et fortes phrases, telles que les façonnèrent
Nicole, dans ses pensées, et surtout Pascal dont l'austère pessimisme,
dont la douloureuse attrition lui allaient au coeur.
À part ces quelques livres, la littérature française commençait,
dans sa bibliothèque, avec le siècle.
Elle se divisait en deux groupes: l'un comprenait la littérature ordinaire,
profane; l'autre la littérature catholique, une littérature spéciale,
à peu près inconnue, divulguée pourtant par de séculaires
et d'immenses maisons de librairie, aux quatre coins du monde.
Il avait eu le courage d'errer parmi ces cryptes, et, ainsi que dans l'art séculier,
il avait découvert, sous un gigantesque amas d'insipidités, quelques
oeuvres écrites par de vrais maîtres.
Le caractère distinctif de cette littérature, c'était la
constante immuabilité de ses idées et de sa langue; de même
que l'Église avait perpétué la forme primordiale des objets
saints, de même aussi, elle avait gardé les reliques de ses dogmes
et pieusement conservé la châsse qui les enfermait, la langue oratoire
du grand siècle. Ainsi que le déclarait même l'un de ses
écrivains, Ozanam, le style chrétien n'avait que faire de la langue
de Rousseau; il devait exclusivement se servir du dialecte employé par
Bourdaloue et par Bossuet.
En dépit de cette affirmation, l'Église, plus tolérante,
fermait les yeux sur certaines expressions, sur certaines tournures empruntées
à la langue laïque du même siècle, et l'idiome catholique
s'était un peu dégorgé de ses phrases massives, alourdies,
chez Bossuet surtout, par la longueur de ces incidentes et par le pénible
ralliement de ses pronoms; mais là s'étaient bornées les
concessions, et d'autres n'eussent sans doute mené à rien, car,
ainsi délestée, cette prose pouvait suffire aux sujets restreints
que l'Église se condamnait à traiter.
Incapable de s'attaquer à la vie contemporaine, de rendre visible et
palpable l'aspect le plus simple des êtres et des choses, inapte à
expliquer les ruses compliquées d'une cervelle indifférente à
l'état de grâce, cette langue excellait cependant aux sujets abstraits;
utile dans la discussion d'une controverse, dans la démonstration d'une
théorie, dans l'incertitude d'un commentaire, elle avait, plus que toute
autre aussi, l'autorité nécessaire pour affirmer, sans discussion,
la valeur d'une doctrine.
Malheureusement, là comme partout, une innombrable armée de cuistres
avait envahi le sanctuaire et sali par son ignorance et son manque de talent,
sa tenue rigide et noble; pour comble de malchance, des dévotes s'en
étaient mêlées et de maladroites sacristies et d'imprudents
salons avaient exalté ainsi que des oeuvres de génie, les misérables
bavardages de ces femmes.
Des Esseintes avait eu la curiosité de lire parmi ces oeuvres, celles
de madame Swetchine, cette générale russe, dont la maison fut,
à Paris, recherchée par les plus fervents des catholiques; elles
avaient dégagé pour lui un inaltérable et un accablant
ennui; elles étaient plus que mauvaises, elles étaient quelconques;
cela donnait l'idée d'un écho retenu dans une petite chapelle
où tout un monde gourmé et confit, marmottait ses prières,
se demandait, à voix basse, de ses nouvelles, se répétait,
d'un air mystérieux et profond, quelques lieux communs sur la politique,
sur les prévisions du baromètre, sur l'état actuel de l'atmosphère.
Mais il y avait pis: une lauréate brevetée de l'Institut, madame
Augustus Craven, l'auteur du Récit d'une soeur, d'une Éliane,
d'un Fleurange, soutenus à grand renfort de serpent et d'orgue,
par la presse apostolique tout entière. Jamais, non, jamais des Esseintes
n'avait imaginé qu'on pût écrire de pareilles insignifiances.
Ces livres étaient, au point de vue de la conception, d'une telle nigauderie
et ils étaient écrits dans une langue si nauséeuse, qu'ils
en devenaient presque personnels, presque rares.
Du reste, ce n'était point parmi les femmes que des Esseintes, qui avait
l'âme peu fraîche et qui était peu sentimental de sa nature,
pouvait rencontrer un retrait littéraire adapté suivant ses goûts.
Il s'ingénia pourtant et, avec une attention qu'aucune impatience ne
put réduire, à savourer l'oeuvre de la fille de génie,
de la Vierge aux bas bleus du groupe; ses efforts échouèrent;
il ne mordit point à ce Journal et à ces Lettres
où Eugénie de Guérin célèbre sans discrétion
le prodigieux talent d'un frère qui rimait, avec une telle ingénuité,
avec une telle grâce, qu'il fallait, à coup sûr, remonter
aux oeuvres de M. de Jouy et de M. Écouchard Lebrun, afin d'en trouver
et d'aussi hardies et d'aussi neuves!
Il avait inutilement aussi tenté de comprendre les délices de
ces ouvrages où l'on découvre des récits tels que ceux-ci:
« J'ai suspendu, ce matin, à côté du lit de papa,
une croix qu'une petite fille lui donna hier. » - « Nous sommes
invitées, Mimi et moi, à assister, demain, chez M. Roquiers, à
la bénédiction d'une cloche; cette course ne me déplaît
pas »; - où l'on relève des événements de
cette importance: « Je viens de suspendre à mon cou une médaille
de la sainte Vierge que Louise m'a envoyée, pour préservatif du
choléra »; - de la poésie de ce genre: « O le beau
rayon de lune qui vient de tomber sur l'Évangile que je lisais! »
- enfin, des observations aussi pénétrantes et aussi fines que
celle-ci « Quand je vois passer devant une croix un homme qui se signe
ou ôte son chapeau, je me dis: Voilà un chrétien qui passe.
»
Et cela continuait de la sorte, sans arrêt, sans trêve, jusqu'à
ce que Maurice de Guérin mourût et que sa soeur le pleurât
en de nouvelles pages, écrites dans une prose aqueuse que parsemaient,
çà et là, des bouts de poèmes dont l'humiliante
indigence finissait par apitoyer des Esseintes.
Ah! ce n'était pas pour dire, mais le parti catholique était bien
peu difficile dans le choix de ses protégées et bien peu artiste!
Ces lymphes qu'il avait tant choyées et pour lesquelles il avait épuisé
l'obéissance de ses feuilles, écrivaient toutes comme des pensionnaires
de couvent, dans une langue blanche, dans un de ces flux de la phrase qu'aucun
astringent n'arrête!
Aussi des Esseintes se détournait-il de cette littérature, avec
horreur; mais, ce n'étaient pas non plus les maîtres modernes du
sacerdoce, qui lui offraient des compensations suffisantes pour remédier
à ses déboires. Ceux-là étaient des prédicateurs
ou des polémistes impeccables et corrects, mais la langue chrétienne
avait fini, dans leurs discours et dans leurs livres, par devenir impersonnelle,
par se figer dans une rhétorique aux mouvements et aux repos prévus,
dans une série de périodes construites d'après un modèle
unique. Et en effet, tous les ecclésiastiques écrivaient de même,
avec un peu plus ou un peu moins d'abandon ou d'emphase, et la différence
était presque nulle entre les grisailles tracées par NN. SS. Dupanloup
ou Landriot, La Bouillerie ou Gaume, par Dom Guéranger ou le père
Ratisbonne, par Monseigneur Freppel ou Monseigneur Perraud, par les RR. PP.
Ravignan ou Gratry, par le jésuite Olivain, le carme Dosithée,
le dominicain Didon ou par l'ancien prieur de Saint-Maximin, le Révérend
Chocarne.
Souvent des Esseintes y avait songé: il fallait un talent bien authentique,
une originalité bien profonde, une conviction bien ancrée, pour
dégeler cette langue si froide, pour animer ce style public que ne pouvait
soutenir aucune pensée qui fût imprévue, aucune thèse
qui fût brave.
Cependant quelques écrivains existaient dont l'ardente éloquence
fondait et tordait cette langue, Lacordaire surtout, l'un des seuls écrivains
qu'ait, depuis des années, produits l'Église.
Enfermé, de même que tous ses confrères, dans le cercle
étroit des spéculations orthodoxes, obligé, ainsi qu'eux,
de piétiner sur place et de ne toucher qu'aux idées émises
et consacrées par les Pères de l'Église et développées
par les maîtres de la chaire, il parvenait à donner le change,
à les rajeunir, presque à les modifier, par une forme plus personnelle
et plus vive. Çà et là, dans ses Conférences de
Notre-Dame, des trouvailles d'expressions, des audaces de mots, des accents
d'amour, des bondissements, des cris d'allégresse, des effusions éperdues
qui faisaient fumer le style séculaire sous sa plume. Puis, en sus de
l'orateur de talent, qu'était cet habile et doux moine dont les adresses
et dont les efforts s'étaient épuisés dans l'impossible
tâche de concilier les doctrines libérales d'une société
avec les dogmes autoritaires de l'Église, il y avait en lui un tempérament
de fervente dilection, de diplomatique tendresse. Alors, dans les lettres qu'il
écrivait à des jeunes gens, passaient des caresses de père
exhortant ses fils, de souriantes réprimandes, de bienveillants conseils,
d'indulgents pardons. D'aucunes étaient charmantes, où il avouait
toute sa gourmandise d'affection, et d'autres étaient presque imposantes
lorsqu'il soutenait le courage et dissipait les doutes, par les inébranlables
certitudes de sa Foi. En somme, ce sentiment de paternité qui prenait
sous sa plume quelque chose de délicat et de féminin imprimait
à sa prose un accent unique parmi toute la littérature cléricale.
Après lui, bien rares se faisaient les ecclésiastiques et les
moines qui eussent une individualité quelconque. Tout au plus, quelques
pages de son élève l'abbé Peyreyve, pouvaient-elles supporter
une lecture. Il avait laissé de touchantes biographies de son maître,
écrit quelques aimables lettres, composé des articles, dans la
langue sonore des discours, prononcé des panégyriques où
le ton déclamatoire dominait trop. Certes, l'abbé Peyreyve n'avait
ni les émotions, ni les flammes de Lacordaire. Il était trop prêtre
et trop peu homme; çà et là pourtant dans sa rhétorique
de sermon éclataient des rapprochements curieux, des phrases larges et
solides, des élévations presque augustes.
Mais, il fallait arriver aux écrivains qui n'avaient point subi l'ordination,
aux écrivains séculiers, attachés aux intérêts
du catholicisme et dévoués à sa cause, pour retrouver des
prosateurs qui valussent qu'on s'arrêtât.
Le style épiscopal, si banalement manié par les prélats,
s'était retrempé et avait, en quelque sorte, reconquis une mâle
vigueur avec le comte de Falloux. Sous son apparence modérée,
cet académicien exsudait du fiel; ses discours prononcés, en 1848,
au Parlement, étaient diffus et ternes, mais ses articles insérés
dans le Correspondant et réunis depuis en livres, étaient
mordants et âpres, sous la politesse exagérée de leur forme.
Conçus comme des harangues, ils contenaient une certaine verve amère
et surprenaient par l'intolérance de leur conviction.
Polémiste dangereux à cause de ses embuscades, logicien retors,
marchant de côté, frappant à l'improviste, le comte de Falloux
avait aussi écrit de pénétrantes pages sur la mort de madame
Swetchine, dont il avait recueilli les opuscules et qu'il révérait
à l'égal d'une sainte.
Mais, où le tempérament de l'écrivain s'accusait vraiment,
c'était dans deux brochures parues, l'une en 1846 et l'autre en 1880,
cette dernière intitulée: l'Unité nationale.
Animé d'une rage froide, l'implacable légitimiste combattait,
cette fois, contrairement à ses habitudes, en face, et jetait aux incrédules,
en guise de péroraison, ces fulminantes invectives:
« Et vous, utopistes systématiques, qui faites abstraction de la
nature humaine, fauteurs d'athéisme, nourris de chimères et de
haines, émancipateurs de la femme, destructeurs de la famille, généalogistes
de la race simienne, vous, dont le nom était naguère une injure,
soyez contents: vous aurez été les prophètes et vos disciples
seront les pontifes d'un abominable avenir! »
L'autre brochure portait ce titre: Le Parti catholique, et elle était
dirigée contre le despotisme de l'Univers, et contre Veuillot
dont elle se refusait à prononcer le nom. Ici les attaques sinueuses
recommençaient, le venin filtrait sous chacune de ces lignes où
le gentilhomme, couvert de bleus, répondait par de méprisants
sarcasmes aux coups de savate du lutteur.
À eux deux, ils représentaient bien les deux partis de l'Église
où les dissidences se résolvent en d'intraitables haines; de Falloux,
plus hautain et plus cauteleux, appartenait à cette secte libérale
dans laquelle étaient déjà réunis et de Montalembert
et Cochin, et Lacordaire et de Broglie; il appartenait, tout entier, aux idées
du Correspondant, une revue qui s'efforçait de couvrir d'un vernis
de tolérance les théories impérieuses de l'Église;
Veuillot, plus débraillé, plus franc, rejetait ces masques, attestait
sans hésiter la tyrannie des volontés ultramontaines, avouait
et réclamait tout haut l'impitoyable joug de ses dogmes.
Celui-là s'était fabriqué, pour la lutte, une langue particulière,
où il entrait du La Bruyère et du faubourien du Gros-Caillou.
Ce style mi-solennel, mi-canaille, brandi par cette personnalité brutale,
prenait un poids redoutable de casse-tête. Singulièrement entêté
et brave, il avait assommé avec ce terrible outil, et les libres penseurs
et les évêques, tapant à tour de bras, frappant comme un
boeuf sur ses ennemis, à quelque parti qu'ils appartinssent. Tenu en
défiance par l'Église qui n'admettait ni ce style de contrebande
ni ces poses de barrière, ce religieux arsouille s'était quand
même imposé par son grand talent, ameutant après lui toute
la presse qu'il étrillait jusqu'au sang dans ses Odeurs de Paris,
tenant tête à tous les assauts, se débarrassant à
coups de soulier de tous les bas plumitifs qui s'essayaient à lui sauter
aux jambes.
Malheureusement, ce talent incontesté n'existait que dans le pugilat;
au calme, Veuillot n'était plus qu'un écrivain médiocre;
ses poésies et ses romans inspiraient la pitié; sa langue à
la poivrade s'éventait à ne pas cogner; l'arpin catholique se
changeait, au repos, en un cacochyme qui toussait de banales litanies et balbutiait
d'enfantins cantiques.
Plus guindé, plus contraint, plus grave, était l'apologiste chéri
de l'Église, l'inquisiteur de la langue chrétienne, Ozanam. Encore
qu'il fût difficile à surprendre, des Esseintes ne laissait pas
que d'être étonné par l'aplomb de cet écrivain qui
parlait des desseins impénétrables de Dieu, alors qu'il eût
fallu administrer les preuves des invraisemblables assertions qu'il avançait;
avec le plus beau sang-froid, celui-là déformait les événements,
contredisait, plus impudemment encore que les panégyristes des autres
partis, les actes reconnus de l'histoire, certifiait que l'Église n'avait
jamais caché l'estime qu'elle faisait de la science, qualifiait les hérésies
de miasmes impurs, traitait le bouddhisme et les autres religions avec un tel
mépris qu'il s'excusait de souiller la prose catholique par l'attaque
même de leurs doctrines.
Par instants, la passion religieuse insufflait une certaine ardeur à
sa langue oratoire sous les glaces de laquelle bouillonnait un courant de violence
sourde; dans ses nombreux écrits sur le Dante, sur saint François,
sur l'auteur du « Stabat », sur les poètes franciscains,
sur le socialisme, sur le droit commercial, sur tout, cet homme plaidait la
défense du Vatican qu'il estimait indéfectible, appréciait
indifféremment toutes les causes suivant qu'elles se rapprochaient ou
s'écartaient plus ou moins de la sienne.
Cette manière d'envisager les questions à un seul point de vue
était celle aussi de ce piètre écrivassier que d'aucuns
lui opposaient comme un rival, Nettement. Celui-là était moins
sanglé et il affectait des prétentions moins altières et
plus mondaines; à diverses reprises, il était sorti du cloître
littéraire où s'emprisonnait Ozanam, et il avait parcouru les
oeuvres profanes, pour les juger. Il était entré là-dedans
à tâtons, ainsi qu'un enfant dans une cave, ne voyant autour de
lui que des ténèbres, ne percevant au milieu de ce noir que la
lueur du cierge qui l'éclairait en avant, à quelques pas.
Dans cette ignorance des lieux, dans cette ombre, il avait achoppé à
tout bout de champ, parlant de Mürger qui avait « le souci du style
ciselé et soigneusement fini », d'Hugo qui recherchait l'infect
et l'immonde et auquel il osait comparer M. de Laprade, de Delacroix qui dédaignait
la règle, de Paul Delaroche et du poète Reboul qu'il exaltait,
parce qu'ils lui semblaient posséder la foi.
Des Esseintes ne pouvait s'empêcher de hausser les épaules devant
ces malheureuses opinions que recouvrait une prose assistée, dont l'étoffe
déjà portée, s'accrochait et se déchirait, à
chaque coin de phrases.
D'un autre côté, les ouvrages de Poujoulat et de Genoude, de Montalembert,
de Nicolas et de Carné ne lui inspiraient pas une sollicitude beaucoup
plus vive; son inclination pour l'histoire traitée avec un soin érudit
et dans une langue honorable par le duc de Broglie, et son penchant pour les
questions sociales et religieuses abordées par Henry Cochin qui s'était
pourtant révélé dans une lettre où il racontait
une émouvante prise de voile au Sacré-Coeur, ne se prononçaient
guère. Depuis longtemps, il n'avait plus touché à ces livres,
et l'époque était déjà lointaine où il avait
jeté aux vieux papiers les puériles élucubrations du sépulcral
Pontmartin et du minable Féval, et où il avait confié aux
domestiques, pour un commun usage, les historiettes des Aubineau et des Lasserre,
ces bas hagiographes des miracles opérés par M. Dupont de Tours
et par la Vierge.
En somme, des Esseintes n'extrayait même point de cette littérature,
une passagère distraction à ses ennuis, aussi repoussait-il dans
les angles obscurs de sa bibliothèque ces amas de livres qu'il avait
jadis étudiés, lorsqu'il était sorti de chez les Pères.
- J'aurais bien dû abandonner ceux-là à Paris, se dit-il,
en dénichant derrière les autres, des livres qui lui étaient
plus particulièrement insupportables, ceux de l'abbé Lamennais
et ceux de cet imperméable sectaire, si magistralement, si pompeusement
ennuyeux et vide, le comte Joseph de Maistre.
Un seul volume restait installé sur un rayon, à portée
de sa main, l'Homme d'Ernest Hello.
Celui-là était l'antithèse absolue de ses confrères
en religion. Presque isolé dans le groupe pieux que ses allures effarouchaient,
Ernest Hello avait fini par quitter ce chemin de grande communication qui mène
de la terre au ciel; sans doute écoeuré par la banalité
de cette voie, et par la cohue de ces pèlerins de lettres qui suivaient
à la queue leu-leu, depuis des siècles, la même chaussée,
marchant dans les pas les uns des autres, s'arrêtant aux mêmes endroits,
pour échanger les mêmes lieux communs sur la religion, sur les
Pères de l'Église, sur leurs mêmes croyances, sur leurs
mêmes maîtres, il était parti par les sentiers de traverse,
avait débouché dans la morne clairière de Pascal où
il s'était longuement arrêté pour reprendre haleine, puis
il avait continué sa route et était entré plus avant que
le janséniste, qu'il huait d'ailleurs, dans les régions de la
pensée humaine.
Tortillé et précieux, doctoral et complexe, Hello, par les pénétrantes
arguties de son analyse, rappelait à des Esseintes les études
fouillées et pointues de quelques-uns des psychologues incrédules
du précédent et du présent siècle. Il y avait en
lui une sorte de Duranty catholique, mais plus dogmatique et plus aigu, un manieur
expérimenté de loupe, un ingénieur savant de l'âme,
un habile horloger de la cervelle, se plaisant à examiner le mécanisme
d'une passion et à l'expliquer par le menu des rouages.
Dans cet esprit bizarrement conformé, il existait des relations de pensées,
des rapprochements et des oppositions imprévus; puis, tout un curieux
procédé qui faisait de l'étymologie des mots, un tremplin
aux idées dont l'association devenait parfois ténue, mais demeurait
presque constamment ingénieuse et vive.
Il avait ainsi, et malgré le mauvais équilibre de ses constructions,
démonté avec une singulière perspicacité, «
l'Avare », « l'homme médiocre », analysé «
le Goût du monde », « la passion du malheur », révélé
les intéressantes comparaisons qui peuvent s'établir entre les
opérations de la photographie et celles du souvenir.
Mais cette adresse à manier cet outil perfectionné de l'analyse
qu'il avait dérobé aux ennemis de l'Église, ne représentait
que l'un des côtés du tempérament de cet homme.
Un autre être existait encore, en lui: cet esprit se dédoublait,
et, après l'endroit apparaissait l'envers de l'écrivain, un fanatique
religieux et un prophète biblique.
De même que Hugo dont il rappelait çà et là les luxations
et d'idées et de phrases, Ernest Hello s'était plu à jouer
les petits saint Jean à Pathmos; il pontifiait et vaticinait du haut
d'un rocher fabriqué dans les bondieuseries de la rue Saint-Sulpice,
haranguant le lecteur avec une langue apocalyptique que salait, par places,
l'amertume d'un Isaïe.
Il affectait alors des prétentions démesurées à
la profondeur; quelques complaisants criaient au génie, feignaient de
le considérer comme le grand homme, comme le puits de science du siècle,
un puits peut-être, mais au fond duquel l'on ne voyait bien souvent goutte.
Dans son volume, Paroles de Dieu, où il paraphrasait les Écritures
et s'efforçait de compliquer leur sens à peu près clair;
dans son autre livre, l'Homme, dans sa brochure, le Jour du Seigneur,
rédigée dans un style biblique, entrecoupé et obscur, il
apparaissait ainsi qu'un apôtre vindicatif, orgueilleux, rongé
de bile, et il se révélait également tel qu'un diacre atteint
de l'épilepsie mystique, tel qu'un de Maistre qui aurait du talent, tel
qu'un sectaire hargneux et féroce.
Seulement, pensait des Esseintes, ce dévergondage maladif bouchait souvent
les échappées inventives du casuiste; avec plus d'intolérance
encore qu'Ozanam, il niait résolument tout ce qui n'appartenait pas à
son clan, proclamait les axiomes les plus stupéfiants, soutenait, avec
une déconcertante autorité que « la géologie s'était
retournée vers Moïse », que l'histoire naturelle, que la chimie,
que toute la science contemporaine vérifiaient l'exactitude scientifique
de la Bible; à chaque page, il était question de l'unique vérité,
du savoir surhumain de l'Église, le tout, semé d'aphorismes plus
que périlleux et d'imprécations furibondes, vomies à plein
pot sur l'art du dernier siècle.
À cet étrange alliage s'ajoutaient l'amour des douceurs béates,
des traductions du livre des Visions d'Angèle de Foligno, un livre d'une
sottise fluide sans égale, et des oeuvres choisies de Jean Rusbrock l'Admirable,
un mystique du XIIIe siècle, dont la prose offrait un incompréhensible
mais attirant amalgame d'exaltations ténébreuses, d'effusions
caressantes, de transports âpres.
Toute la pose de l'outrecuidant pontife qu'était Hello, avait jailli
d'une abracadabrante préface écrite à propos de ce livre.
Ainsi qu'il le faisait remarquer, « les choses extraordinaires ne peuvent
que se balbutier «, et il balbutiait en effet, déclarant que «
la ténèbre sacrée où Rusbrock étend ses ailes
d'aigle, est son océan, sa proie, sa gloire, et que les quatre horizons
seraient pour lui un vêtement trop étroit ».
Quoi qu'il en fût, des Esseintes se sentait attiré par cet esprit
mal équilibré, mais subtil; la fusion n'avait pu s'accomplir entre
l'adroit psychologue et le pieux cuistre, et ces cahots, ces incohérences
mêmes constituaient la personnalité de cet homme.
Avec lui, s'était recruté le petit groupe des écrivains
qui travaillaient sur le front de bandière du camp clérical. Ils
n'appartenaient pas au gros de l'armée, étaient, à proprement
parler, les batteurs d'estrade d'une Religion qui se défiait des gens
de talent, tels que Veuillot, tels que Hello, parce qu'ils ne lui semblaient
encore ni assez asservis ni assez plats; au fond, il lui fallait des soldats
qui ne raisonnassent point, des troupes de ces combattants aveugles, de ces
médiocres dont Hello parlait avec la rage d'un homme qui a subi leur
joug; aussi le catholicisme s'était-il empressé d'écarter
de ses feuilles l'un de ses partisans, un pamphlétaire enragé,
qui écrivait une langue tout à la fois exaspérée
et précieuse, coquebine et farouche, Léon Bloy, et avait-il jeté
à la porte de ses librairies comme un pestiféré et comme
un malpropre, un autre écrivain qui s'était pourtant égosillé
à célébrer ses louanges, Barbey d'Aurevilly.
Il est vrai que celui-là était par trop compromettant et par trop
peu docile; les autres courbaient, en somme, la tête sous les semonces,
et rentraient dans le rang; lui, était l'enfant terrible et non reconnu
du parti; il courait littérairement la fille, qu'il amenait toute dépoitraillée
dans le sanctuaire. Il fallait même cet immense mépris dont le
catholicisme couvre le talent, pour qu'une excommunication en bonne et due forme
n'eût point mis hors la loi cet étrange serviteur qui, sous prétexte
d'honorer ses maîtres, cassait les vitres de la chapelle, jonglait avec
les saints ciboires, exécutait des danses de caractère autour
du tabernacle.
Deux ouvrages de Barbey d'Aurevilly attisaient spécialement des Esseintes,
Le Prêtre marié et Les Diaboliques. D'autres, tels
que L'Ensorcelée, Le Chevalier des Touches, Une vieille
maîtresse, étaient certainement plus pondérés
et plus complets, mais ils laissaient plus froid des Esseintes qui ne s'intéressait
réellement qu'aux oeuvres mal portantes, minées et irritées
par la fièvre.
Avec ces volumes presque sains, Barbey d'Aurevilly avait constamment louvoyé
entre ces deux fossés de la religion catholique qui arrivent à
se joindre: le mysticisme et le sadisme.
Dans ces deux livres que feuilletait des Esseintes Barbey avait perdu toute
prudence, avait lâché bride à sa monture, était parti,
ventre à terre, sur les routes qu'il avait parcourues jusqu'à
leurs points les plus extrêmes.
Toute la mystérieuse horreur du moyen âge planait au-dessus de
cet invraisemblable livre Le Prêtre marié; la magie se mêlait
à la religion, le grimoire à la prière, et, plus impitoyable,
plus sauvage que le Diable, le Dieu du péché originel torturait
sans relâche l'innocente Calixte, sa réprouvée, la désignant
par une croix rouge au front, comme jadis il fit marquer par l'un de ses anges
les maisons des infidèles qu'il voulait tuer.
Conçues par un moine à jeun, pris de délire, ces scènes
se déroulaient dans le style capricant d'un agité; malheureusement
parmi ces créatures détraquées ainsi que des Coppélia
galvanisées d'Hoffmann, d'aucunes, telles que le Néel de Néhou,
semblaient avoir été imaginées dans ces moments d'affaissement
qui succèdent aux crises, et elles détonnaient dans cet ensemble
de folie, ombre où elles apportaient l'involontaire comique que dégage
la vue d'un petit seigneur de zinc, qui joue du cor, en bottes molles, sur le
socle d'une pendule.
Après ces divagations mystiques, l'écrivain avait eu une période
d'accalmie; puis une terrible rechute s'était produite.
Cette croyance que l'homme est un âne de Buridan, un être tiraillé
entre deux puissances d'égale force, qui demeurent, à tour de
rôle, victorieuses de son âme et vaincues; cette conviction que
la vie humaine n'est plus qu'un incertain combat livré entre l'enfer
et le ciel; cette foi en deux entités contraires, Satan et le Christ,
devaient fatalement engendrer ces discordes intérieures où l'âme,
exaltée par une incessante lutte, échauffée en quelque
sorte par les promesses et les menaces, finit par s'abandonner et se prostitue
à celui des deux partis dont la poursuite a été la plus
tenace.
Dans Le Prêtre marié, les louanges du Christ dont les tentations
avaient réussi, étaient chantées par Barbey d'Aurevilly;
dans Les Diaboliques, l'auteur avait cédé au Diable qu'il célébrait,
et alors apparaissait le sadisme, ce bâtard du catholicisme, que cette
religion a, sous toutes ses formes, poursuivi de ses exorcismes et de ses bûchers,
pendant des siècles.
Cet état si curieux et si mal défini ne peut, en effet, prendre
naissance dans l'âme d'un mécréant; il ne consiste point
seulement à se vautrer parmi les excès de la chair, aiguisés
par de sanglants sévices, car il ne serait plus alors qu'un écart
des sens génésiques, qu'un cas de satyriasis arrivé à
son point de maturité suprême; il consiste avant tout dans une
pratique sacrilège, dans une rébellion morale, dans une débauche
spirituelle, dans une aberration tout idéale, toute chrétienne;
il réside aussi dans une joie tempérée par la crainte,
dans une joie analogue à cette satisfaction mauvaise des enfants qui
désobéissent et jouent avec des matières défendues,
par ce seul motif que leurs parents leur en ont expressément interdit
l'approche.
En effet, s'il ne comportait point un sacrilège, le sadisme n'aurait
pas de raison d'être; d'autre part, le sacrilège qui découle
de l'existence même d'une religion, ne peut être intentionnellement
et pertinemment accompli que par un croyant, car l'homme n'éprouverait
aucune allégresse à profaner une foi qui lui serait ou indifférente
ou inconnue.
La force du sadisme, l'attrait qu'il présente, gît donc tout entier
dans la jouissance prohibée de transférer à Satan les hommages
et les prières qu'on doit à Dieu; il gît donc dans l'inobservance
des préceptes catholiques qu'on suit même à rebours, en
commettant, afin de bafouer plus gravement le Christ, les péchés
qu'il a le plus expressément maudits: la pollution du culte et l'orgie
charnelle.
Au fond, ce cas, auquel le marquis de Sade a légué son nom, était
aussi vieux que l'Église; il avait sévi dans le XVIIIe siècle,
ramenant, pour ne pas remonter plus haut, par un simple phénomène
d'atavisme, les pratiques impies du sabbat au moyen âge.
À avoir seulement consulté le Malleus maleficorum, ce terrible
code de Jacob Sprenger, qui permit à l'Église d'exterminer, par
les flammes, des milliers de nécromans et de sorciers, des Esseintes
reconnaissait, dans le sabbat, toutes les pratiques obscènes et tous
les blasphèmes du sadisme. En sus des scènes immondes chères
au Malin, des nuits successivement consacrées aux accouplements licites
et indus des nuits ensanglantées par les bestialités du rut, il
retrouvait la parodie des processions, les insultes et les menaces permanentes
à Dieu, le dévouement à son Rival, alors qu'on célébrait,
en maudissant le pain et le vin, la messe noire, sur le dos d'une femme, à
quatre pattes, dont la croupe nue et constamment souillée servait d'autel
et que les assistants communiaient, par dérision, avec une hostie noire
dans la pâte de laquelle une image de bouc était empreinte.
Ce dégorgement d'impures railleries, de salissants opprobres était
manifeste chez le marquis de Sade qui épiçait ses redoutables
voluptés de sacrilèges outrages.
Il hurlait au ciel, invoquait Lucifer, traitait Dieu de méprisable, de
scélérat, d'imbécile, crachait sur la communion, s'essayait
à contaminer par de basses ordures une Divinité qu'il espérait
vouloir bien le damner, tout en déclarant, pour la braver encore, qu'elle
n'existait pas.
Cet état psychique, Barbey d'Aurevilly le côtoyait. S'il n'allait
pas aussi loin que de Sade, en proférant d'atroces malédictions
contre le Sauveur; si, plus prudent ou plus craintif, il prétendait toujours
honorer l'Église, il n'en adressait pas moins, comme au moyen âge,
ses postulations au Diable et il glissait, lui aussi, afin d'affronter Dieu,
à l'érotomanie démoniaque, forgeant des monstruosités
sensuelles, empruntant même à La Philosophie dans le boudoir
un certain épisode qu'il assaisonnait de nouveaux condiments, lorsqu'il
écrivait ce conte: Le Dîner d'un athée.
Ce livre excessif délectait des Esseintes; aussi avait-il fait tirer,
en violet d'évêque, dans un encadrement de pourpre cardinalice,
sur un authentique parchemin que les auditeurs de Rote avaient béni,
un exemplaire des Diaboliques imprimé avec ces caractères
de civilité dont les croches biscornues, dont les paraphes en queues
retroussées et en griffes, affectent une forme satanique.
Après certaines pièces de Baudelaire qui, à l'imitation
des chants clamés pendant les nuits du sabbat, célébraient
des litanies infernales, ce volume était, parmi toutes les oeuvres de
la littérature apostolique contemporaine, le seul qui témoignât
de cette situation d'esprit tout à la fois dévote et impie, vers
laquelle les revenez-y du catholicisme, stimulés par les accès
de la névrose, avaient souvent poussé des Esseintes.
Avec Barbey d'Aurevilly, prenait fin la série des écrivains religieux;
à vrai dire, ce paria appartenait plus, à tous les points de vue,
à la littérature séculière qu'à cette autre
chez laquelle il revendiquait une place qu'on lui déniait; sa langue
d'un romantisme échevelé, pleine de locutions torses, de tournures
inusitées, de comparaisons outrées, enlevait, à coups de
fouet, ses phrases qui pétaradaient, en agitant de bruyantes sonnailles,
tout le long du texte. En somme, d'Aurevilly apparaissait, ainsi qu'un étalon,
parmi ces hongres qui peuplent les écuries ultramontaines.
Des Esseintes se faisait ces réflexions, en relisant, çà
et là, quelques passages de ce livre et, comparant ce style nerveux et
varié au style lymphatique et fixé de ses confrères, il
songeait aussi à cette évolution de la langue qu'a si justement
révélée Darwin.
Mêlé aux profanes, élevé au milieu de l'école
romantique, au courant des oeuvres nouvelles, habitué au commerce des
publications modernes, Barbey était forcément en possession d'un
dialecte qui avait supporté de nombreuses et profondes modifications,
qui s'était renouvelé, depuis le grand siècle.
Confinés au contraire sur leur territoire, écroués dans
d'identiques et d'anciennes lectures, ignorant le mouvement littéraire
des siècles et bien décidés, au besoin, à se crever
les yeux pour ne pas le voir, les ecclésiastiques employaient nécessairement
une langue immuable, comme cette langue du XVIIIe, siècle que les descendants
des Français établis au Canada parlent et écrivent couramment
encore, sans qu'aucune sélection de tournures ou de mots ait pu se produire
dans leur idiome isolé de l'ancienne métropole et enveloppé,
de tous les côtés, par la langue anglaise.
Sur ces entrefaites, le son argentin d'une cloche qui tintait un petit angélus,
annonça à des Esseintes que le déjeuner était prêt.
Il laissa là ses livres, s'essuya le front et se dirigea vers la salle
à manger, se disant que, parmi tous ces volumes qu'il venait de ranger,
les oeuvres de Barbey d'Aurevilly étaient encore les seules dont les
idées et le style présentassent ces faisandages, ces taches morbides,
ces épidermes talés et ce goût blet, qu'il aimait tant à
savourer parmi les écrivains décadents, latins et monastiques
des vieux âges.
CHAPITRE XIII.
La saison allait en se détraquant; toutes se confondaient, cette année-là;
après les rafales et les brumes, des ciels chauffés à blanc,
tels que des plaques de tôle, sortirent de l'horizon. En deux jours, sans
aucune transition, au froid humide des brouillards, au ruissellement des pluies,
succéda une chaleur torride, une atmosphère d'une lourdeur atroce.
Attisé comme par de furieux ringards, le soleil s'ouvrit, en gueule de
four, dardant une lumière presque blanche qui brûlait la vue; une
poussière de flammes s'éleva des routes calcinées, grillant
les arbres secs, rissolant les gazons jaunis; la réverbération
des murs peints au lait de chaux, les foyers allumés sur le zinc des
toits et sur les vitres des fenêtres, aveugla; une température
de fonderie en chauffe pesa sur le logis de des Esseintes.
À moitié nu, il ouvrit une croisée, reçut une bouffée
de fournaise en pleine face; la salle à manger, où il se réfugia,
était ardente, et l'air raréfié bouillait. Il s'assit,
désolé, car la surexcitation qui le soutenait, depuis qu'il se
plaisait à rêvasser, en classant ses livres, avait pris fin.
Semblable à tous les gens tourmentés par la névrose, la
chaleur l'écrasait; l'anémie, maintenue par le froid, reprenait
son cours, affaiblissant le corps débilité par d'abondantes sueurs.
La chemise collée au dos trempé, le périnée humide,
les jambes et les bras moites, le front inondé, découlant en larmes
salées le long des joues, des Esseintes gisait anéanti, sur sa
chaise; à ce moment, la vue de la viande déposée sur la
table, lui souleva le coeur; il prescrivit qu'on la fît disparaître,
commanda des oeufs à la coque, tenta d'avaler des mouillettes, mais elles
lui barrèrent la gorge; des nausées lui venaient aux lèvres;
il but quelques gouttes de vin qui lui piquèrent, comme des pointes de
feu, l'estomac. Il s'étancha la figure; la sueur, tout à l'heure
tiède, fluait, maintenant froide, le long des tempes; il se prit à
sucer quelques morceaux de glace, pour tromper le mal de coeur; ce fut en vain.
Un affaissement sans bornes le coucha contre la table; manquant d'air, il se
leva, mais les mouillettes avaient gonflé, et remontaient lentement dans
le gosier qu'elles obstruaient. Jamais il ne s'était senti aussi inquiet,
aussi délabré, aussi mal à l'aise; avec cela, ses yeux
se troublèrent, il vit les objets doubles, tournant sur eux-mêmes;
bientôt les distances se perdirent; son verre lui parut à une lieue
de lui; il se disait bien qu'il était le jouet d'illusions sensorielles
et il était incapable de réagir; il fut s'étendre sur le
canapé du salon, mais alors un tangage de navire en marche le berça
et le mal de coeur s'accrut; il se releva, et résolut de précipiter
par un digestif ces oeufs qui l'étouffaient.
Il regagna la salle à manger et mélancoliquement se compara, dans
cette cabine, aux passagers atteints du mal de mer; il se dirigea, en trébuchant,
vers l'armoire, examina l'orgue à bouche, ne l'ouvrit point, et saisit
sur le rayon, plus haut, une bouteille de bénédictine qu'il gardait,
à cause de sa forme qui lui semblait suggestive en pensées tout
à la fois doucement luxurieuses et vaguement mystiques.
Mais, pour l'instant, il demeurait indifférent, regardant d'un oeil atone
cette bouteille trapue, d'un vert sombre, qui, à d'autres moments, évoquait,
en lui, les prieurés du moyen âge, avec son antique panse monacale,
sa tête et son col vêtus d'une capuche de parchemin, son cachet
de cire rouge écartelé de trois mitres d'argent sur champ d'azur
et scellé, au goulot, ainsi qu'une bulle, par des liens de plomb, avec
son étiquette écrite en un latin retentissant, sur un papier jauni
et comme déteint par les temps: liquor Monachorum Benedictinorum Abbatiae
Fiscanensis.
Sous cette robe toute abbatiale, signée d'une croix et des initiales
ecclésiastiques: D.O.M.; serrée dans ses parchemins et dans ses
ligatures, de même qu'une authentique charte, dormait une liqueur couleur
de safran, d'une finesse exquise. Elle distillait un arôme quintessencié
d'angélique et d'hysope mêlées à des herbes marines
aux iodes et aux bromes alanguis par des sucres, et elle stimulait le palais
avec une ardeur spiritueuse dissimulée sous une friandise toute virginale,
toute novice, flattait l'odorat par une pointe de corruption enveloppée
dans une caresse tout à la fois enfantine et dévote.
Cette hypocrisie qui résultait de l'extraordinaire désaccord établi
entre le contenant et le contenu, entre le contour liturgique du flacon et son
âme, toute féminine, toute moderne, l'avait jadis fait rêver;
enfin il avait longuement aussi songé devant cette bouteille aux moines
mêmes qui la vendaient, aux bénédictins de l'abbaye de Fécamp
qui, appartenant à cette congrégation de Saint-Maur, célèbre
par ses travaux d'histoire, militaient sous la règle de saint Benoît,
mais ne suivaient point les observances des moines blancs de Cîteaux et
des moines noirs de Cluny. Invinciblement, ils lui apparaissaient, ainsi qu'au
moyen âge, cultivant des simples, chauffant des cornues, résumant
dans des alambics de souveraines panacées, d'incontestables magistères.
Il but une goutte de cette liqueur et il éprouva, durant quelques minutes,
un soulagement; mais bientôt ce feu qu'une larme de vin avait allumé
dans ses entrailles, se raviva. Il jeta sa serviette, revint dans son cabinet,
se promena de long en large; il lui semblait être sous une cloche pneumatique
où le vide se faisait à mesure, et une défaillance d'une
douceur atroce lui coulait du cerveau par tous les membres. Il se roidit et,
n'y tenant plus, pour la première fois peut-être depuis son arrivée
à Fontenay, il se réfugia dans son jardin et s'abrita sous un
arbre d'où tombait une rondelle d'ombre. Assis sur le gazon, il regarda,
d'un air hébété, les carrés de légumes que
les domestiques avaient plantés. Il les regardait et ce ne fut qu'au
bout d'une heure qu'il les aperçut, car un brouillard verdâtre
flottait devant ses yeux et ne lui laissait voir, comme au fond de l'eau, que
des images indécises dont l'aspect et les tons changeaient.
À la fin pourtant, il reprit son équilibre, il distingua nettement
des oignons et des choux; plus loin, un champ de laitue et, au fond, tout le
long de la haie, une série de lys blancs immobiles dans l'air lourd.
Un sourire lui plissa les lèvres, car subitement il se rappelait l'étrange
comparaison du vieux Nicandre qui assimilait, au point de vue de la forme, le
pistil des lys aux génitoires d'un âne, et un passage d'Albert
le Grand lui revenait également, celui où ce thaumaturge enseigne
un bien singulier moyen de connaître, en se servant d'une laitue, si une
fille est encore vierge.
Ces souvenirs l'égayèrent un peu; il examina le jardin, s'intéressant
aux plantes flétries par la chaleur, et aux terres ardentes qui fumaient
dans la pulvérulence embrasée de l'air; puis, au-dessus de la
haie séparant le jardin en contrebas de la route surélevée
montant au fort, il aperçut des gamins qui se roulaient, en plein soleil,
dans la lumière.
Il concentrait son attention sur eux quand un autre, plus petit, parut, sordide
à voir; il avait des cheveux de varech remplis de sable, deux bulles
vertes au-dessous du nez, des lèvres dégoûtantes, entourées
de crasse blanche par du fromage à la pie écrasé sur du
pain et semé de hachures de ciboule verte.
Des Esseintes huma l'air; un pica, une perversion s'empara de lui; cette immonde
tartine lui fit venir l'eau à la bouche. Il lui sembla que son estomac,
qui se refusait à toute nourriture, digérerait cet affreux mets
et que son palais en jouirait comme d'un régal.
Il se leva d'un bond, courut à la cuisine, ordonna de chercher dans le
village, une miche, du fromage blanc, de la ciboule, prescrivit qu'on lui apprêtât
une tartine absolument pareille à celle que rongeait l'enfant, et il
retourna s'asseoir sous son arbre.
Les marmots se battaient maintenant. Ils s'arrachaient des lambeaux de pain
qu'ils s'enfonçaient, dans les joues, en se suçant les doigts.
Des coups de pied et des coups de poing pleuvaient et les plus faibles, foulés
par terre, ruaient, et pleuraient, le derrière raboté par les
caillasses.
Ce spectacle ranima des Esseintes; l'intérêt qu'il prit à
ce combat détournait ses pensées de son mal; devant l'acharnement
de ces méchants mômes, il songea à la cruelle et abominable
loi de la lutte pour l'existence, et bien que ces enfants fussent ignobles,
il ne put s'empêcher de s'intéresser à leur sort et de croire
que mieux eût valu pour eux que leur mère n'eût point mis
bas.
En effet, c'était de la gourme, des coliques et des fièvres, des
rougeoles et des gifles dès le premier âge; des coups de bottes
et des travaux abêtissants, vers les treize ans; des duperies de femmes,
des maladies et des cocuages dès l'âge d'homme; c'était
aussi, vers le déclin, des infirmités et des agonies, dans un
dépôt de mendicité ou dans un hospice.
Et l'avenir était, en somme, égal pour tous et, ni les uns, ni
les autres, s'ils avaient eu un peu de bon sens, n'auraient pu s'envier. Pour
les riches, c'étaient dans un milieu différent, les mêmes
passions, les mêmes tracas, les mêmes peines, les mêmes maladies,
et c'étaient aussi, les mêmes jouissances médiocres, qu'elles
fussent alcooliques, littéraires ou charnelles. Il y avait même
une vague compensation à tous les maux, une sorte de justice qui rétablissait
l'équilibre du malheur entre les classes, en dispensant plus aisément
les pauvres des souffrances physiques qui accablaient plus implacablement le
corps plus débile et plus émacié des riches.
Quelle folie que de procréer des gosses! pensait des Esseintes. Et dire
que les ecclésiastiques qui ont fait voeu de stérilité
ont poussé l'inconséquence jusqu'à canoniser saint Vincent
de Paul parce qu'il réservait pour d'inutiles tortures des innocents!
Grâce à ses odieuses précautions, celui-là avait
reculé, pendant des années, la mort d'êtres inintelligents
et insensibles, de telle façon que, devenus, plus tard, presque compréhensifs
et, en tout cas, aptes à la douleur, ils pussent prévoir l'avenir,
attendre et redouter cette mort dont ils ignoraient naguère jusqu'au
nom, quelques-uns même, l'appeler, en haine de cette condamnation à
l'existence qu'il leur infligeait en vertu d'un code théologique absurde!
Et depuis que ce vieillard était décédé, ses idées
avaient prévalu; on recueillait des enfants abandonnés au lieu
de les laisser doucement périr sans qu'ils s'en aperçussent, et
cependant cette vie qu'on leur conservait, devenait, de jours en jours, plus
rigoureuse et plus aride!
Sous prétexte de liberté et de progrès, la Société
avait encore découvert le moyen d'aggraver la misérable condition
de l'homme, en l'arrachant à son chez lui, en l'affublant d'un costume
ridicule, en lui distribuant des armes particulières, en l'abrutissant
sous un esclavage identique à celui dont on avait jadis affranchi, par
compassion, les nègres, et tout cela pour le mettre à même
d'assassiner son prochain, sans risquer l'échafaud, comme les ordinaires
meurtriers qui opèrent, seuls, sans uniformes, avec des armes moins bruyantes
et moins rapides.
Quelle singulière époque, se disait des Esseintes, que celle qui,
tout en invoquant les intérêts de l'humanité, cherche à
perfectionner les anesthésiques pour supprimer la souffrance physique
et prépare, en même temps, de tels stimulants pour aggraver la
douleur morale!
Ah! si jamais, au nom de la pitié, l'inutile procréation devait
être abolie, c'était maintenant! Mais ici, encore, les lois édictées
par des Portalis ou des Homais apparaissaient, féroces et étranges.
La Justice trouvait toutes naturelles les fraudes en matière de génération;
c'était un fait, reconnu, admis il n'était point de ménage,
si riche qu'il fût, qui ne confiât ses enfants à la lessive
ou qui n'usât d'artifices qu'on vendait librement et qu'il ne serait d'ailleurs
venu à l'esprit de personne, de réprouver. Et pourtant, si ces
réserves ou si ces subterfuges demeuraient insuffisants, si la fraude
ratait et, qu'afin de la réparer, l'on recourût à des mesures
plus efficaces, ah! alors, il n'y avait pas assez de prisons, pas assez de maisons
centrales, pas assez de bagnes, pour enfermer les gens que condamnaient, de
bonne foi, du reste, d'autres individus qui, le soir même, dans le lit
conjugal, trichaient de leur mieux pour ne pas enfanter des mômes!
La supercherie elle-même n'était donc pas un crime, mais la réparation
de cette supercherie en était un.
En somme, pour la Société, était réputé crime
l'acte qui consistait à tuer un être doué de vie; et cependant,
en expulsant un foetus, on détruisait un animal, moins formé,
moins vivant, et, à coup sûr, moins intelligent et plus laid qu'un
chien ou qu'un chat qu'on peut se permettre impunément d'étrangler
dès sa naissance!
Il est bon d'ajouter, pensait des Esseintes, que, pour plus d'équité,
ce n'est point l'homme maladroit, qui s'empresse généralement
de disparaître, mais bien la femme, victime de la maladresse, qui expie
le forfait d'avoir sauvé de la vie un innocent!
Fallait-il, tout de même, que le monde fût rempli de préjugés
pour vouloir réprimer des manoeuvres si naturelles, que l'homme primitif,
que le sauvage de la Polynésie est amené à les pratiquer,
par le fait de son seul instinct!
Le domestique interrompit les charitables réflexions que ruminait des
Esseintes, en lui apportant sur un plat de vermeil la tartine qu'il avait souhaitée.
Un haut de coeur le tordit; il n'eut pas le courage de mordre ce pain, car l'excitation
maladive de l'estomac avait cessé; une sensation de délabrement
affreux lui revenait; il dut se lever; le soleil tournait et gagnait peu à
peu sa place; la chaleur devenait à la fois plus pesante et plus active.
- Jetez cette tartine, dit-il au domestique, à ces enfants qui se massacrent
sur la route; que les plus faibles soient estropiés, n'aient part à
aucun morceau et soient, de plus, rossés d'importance par leurs familles
quand ils rentreront chez elles les culottes déchirées et les
yeux meurtris; cela leur donnera un aperçu de la vie qui les attend!
Et il rejoignit sa maison et s'affaissa, défaillant, dans un fauteuil.
- Il faut pourtant que j'essaie de manger un peu, se dit-il. Et il tenta de
tremper un biscuit dans un vieux Constantia de J.-P. Cloete, dont il lui restait
en cave quelques bouteilles.
Ce vin, couleur de pelure d'oignons un tantinet brûlé, tenant du
Malaga rassis et du Porto, mais avec un bouquet sucré, spécial,
et un arrière-goût de raisins aux sucs condensés et sublimés
par d'ardents soleils, l'avait parfois réconforté, et souvent
même avait infusé une énergie nouvelle à son estomac
affaibli par les jeûnes forcés qu'il subissait; mais ce cordial,
d'ordinaire si fidèle, échoua. Alors, il espéra qu'un émollient
refroidirait peut-être les fers chauds qui le brûlaient, et il recourut
au Nalifka, une liqueur russe, contenue dans une bouteille glacée d'or
mat; ce sirop onctueux et framboisé fut, lui aussi, inefficace. Hélas!
le temps était loin, où, jouissant d'une bonne santé, des
Esseintes montait, chez lui, en pleine canicule, dans un traîneau, et,
là, enveloppé de fourrures, les ramenant sur sa poitrine, s'efforçait
de grelotter, se disait, en s'étudiant à claquer des dents: -
Ah! ce vent est glacial, mais on gèle ici, on gèle! parvenait
presque à se convaincre qu'il faisait froid!
Ces remèdes n'agissaient malheureusement plus depuis que ses maux devenaient
réels.
Il n'avait point, avec cela, la ressource d'employer le laudanum; au lieu de
l'apaiser, ce calmant l'irritait jusqu'à le priver de repos. Jadis, il
avait voulu se procurer avec l'opium et le haschisch des visions, mais ces deux
substances avaient amené des vomissements et des perturbations nerveuses
intenses; il avait dû, tout aussitôt, renoncer à les absorber
et, sans le secours de ces grossiers excitants, demander à sa cervelle
seule, de l'emporter loin de la vie, dans les rêves.
Quelle journée! se disait-il, maintenant, s'épongeant le cou,
sentant ce qui pouvait lui rester de forces, se dissoudre en de nouvelles sueurs;
une agitation fébrile l'empêchait encore de demeurer en place;
une fois de plus, il errait au travers de ses pièces, essayant, les uns
après les autres, tous les sièges. De guerre lasse, il finit par
s'abattre devant son bureau et, appuyé sur la table, machinalement, sans
songer à rien, il mania un astrolabe placé, en guise de presse-papier,
sur un amas de livres et de notes.
Il avait acheté cet instrument en cuivre gravé et doré,
d'origine allemande et datant du XVIIe siècle, chez un brocanteur de
Paris, après une visite au Musée de Cluny, où longuement
il s'était pâmé devant un merveilleux astrolabe, en ivoire
ciselé, dont l'allure cabalistique l'avait ravi.
Ce presse-papier remua, en lui, tout un essaim de réminiscences. Déterminée
et mue par l'aspect de ce joyau, sa pensée partit de Fontenay, pour Paris,
chez le bric-à-brac qui l'avait vendu, puis rétrograda jusqu'au
Musée des Thermes et, mentalement, il revit l'astrolabe d'ivoire, alors
que ses yeux continuaient à considérer, mais sans plus le voir,
l'astrolabe de cuivre, sur sa table. Puis, il sortit du Musée et, sans
quitter la ville, flâna en chemin, vagabonda par la rue du Sommerard et
le boulevard Saint-Michel, s'embrancha dans les rues avoisinantes et s'arrêta
devant certaines boutiques dont la fréquence et dont la tenue toute spéciale
l'avaient maintes fois frappé.
Commencé à propos d'un astrolabe, ce voyage spirituel aboutissait
aux caboulots du quartier Latin.
Il se rappelait la foison de ces établissements, dans toute la rue Monsieur-le-Prince
et dans ce bout de la rue de Vaugirard qui touche à l'Odéon; parfois,
ils se suivaient, ainsi que les anciens riddecks de la rue du Canal-aux-Harengs,
d'Anvers, s'étalaient, à la queue leu leu, surmontant les trottoirs
de devantures presque semblables.
Au travers des portes entrouvertes et des fenêtres mal obscurcies par
des carreaux de couleur ou par des rideaux, il se souvenait d'avoir entrevu
des femmes qui marchaient, en se traînant et en avançant le cou,
comme font les oies; d'autres, prostrées sur des banquettes, usaient
leurs coudes au marbre des tables et ruminaient, en chantonnant, les tempes
entre les poings; d'autres encore se dandinaient devant des glaces, en pianotant,
du bout des doigts, leurs faux cheveux lustrés par un coiffeur; d'autres
enfin tiraient d'escarcelles aux ressorts dérangés, des piles
de pièces blanches et de sous qu'elles alignaient, méthodiquement,
en des petits tas.
La plupart avaient des traits massifs, des voix enrouées, des gorges
molles et des yeux peints, et toutes, pareilles à des automates remontés
à la fois par la même clef, lançaient du même ton
les mêmes invites, débitaient avec le même sourire les mêmes
propos biscornus, les mêmes réflexions baroques.
Des associations d'idées se formaient dans l'esprit de des Esseintes
qui arrivait à une conclusion, maintenant qu'il embrassait par le souvenir,
à vol d'oiseau, ces tas d'estaminets et de rues.
Il comprenait la signification de ces cafés qui répondaient à
l'état d'âme d'une génération tout entière,
et il en dégageait la synthèse de l'époque.
Et, en effet, les symptômes étaient manifestes et certains; les
maisons de tolérance disparaissaient, et à mesure que l'une d'elles
se fermait, un caboulot opérait son ouverture.
Cette diminution de la prostitution soumise au profit des amours clandestines,
résidait évidemment dans les incompréhensibles illusions
des hommes, au point de vue charnel.
Si monstrueux que cela pût paraître, le caboulot satisfaisait un
idéal.
Bien que les penchants utilitaires transmis par l'hérédité
et développés par les précoces impolitesses et les constantes
brutalités des collèges, eussent rendu la jeunesse contemporaine
singulièrement mal élevée et aussi singulièrement
positive et froide, elle n'en avait pas moins gardé, au fond du coeur,
une vieille fleur bleue, un vieil idéal d'une affection rance et vague.
Aujourd'hui, quand le sang la travaillait, elle ne pouvait se résoudre
à entrer, à consommer, à payer et à sortir; c'était,
à ses yeux, de la bestialité, du rut de chien couvrant sans préambules
une chienne; puis la vanité fuyait, inassouvie, de ces maisons tolérées
où il n'y avait eu, ni simulacre de résistance, ni semblant de
victoire, ni préférence espérée, ni même de
largesse obtenue de la part de la marchande qui aurait ses tendresses, suivant
les prix. Au contraire, la cour faite à une fille de brasserie, ménageait
toutes les susceptibilités de l'amour, toutes les délicatesses
du sentiment. Celle-là, on se la disputait, et ceux auxquels elle consentait
à octroyer, moyennant de copieux salaires, un rendez-vous, s'imaginaient,
de bonne foi, l'avoir emporté sur un rival, être l'objet d'une
distinction honorifique, d'une faveur rare.
Cependant, cette domesticité était aussi bête, aussi intéressée,
aussi vile et aussi repue que celle qui desservait les maisons à numéros.
Comme elle, elle buvait sans soif, riait sans motif, raffolait des caresses
d'un blousier, s'insultait et se crêpait le chignon, sans cause; malgré
tout, depuis le temps, la jeunesse parisienne ne s'était pas encore aperçue
que les bonnes des caboulots étaient, au point de vue de la beauté
plastique, au point de vue des attitudes savantes et des atours nécessaires
bien inférieures aux femmes enfermées dans des salons de luxe!
Mon Dieu, se disait des Esseintes, qu'ils sont donc godiches ces gens qui papillonnent
autour des brasseries; car, en sus de leurs ridicules illusions, ils en viennent
même à oublier le péril des appâts dégradés
et suspects, à ne plus tenir compte de l'argent dépensé
dans un nombre de consommations tarifé d'avance par la patronne, du temps
perdu à attendre une livraison différée pour en augmenter
le prix, des atermoiements répétés pour décider
et activer le jeu des pourboires!
Ce sentimentalisme imbécile combiné avec une férocité
pratique, représentait la pensée dominante du siècle; ces
mêmes gens qui auraient éborgné leur prochain, pour gagner
dix sous, perdaient toute lucidité, tout flair, devant ces louches cabaretières
qui les harcelaient sans pitié et les rançonnaient sans trêve.
Des industries travaillaient, des familles se grugeaient entre elles sous prétexte
de commerce, afin de se laisser chiper de l'argent par leurs fils qui se laissaient,
à leur tour, escroquer par ces femmes que dépouillaient, en dernier
ressort, les amants de coeur.
Dans tout Paris, de l'est à l'ouest, et du nord au sud, c'était
une chaîne ininterrompue de carottes, un carambolage de vols organisés
qui se répercutait de proche en proche, et tout cela parce qu'au lieu
de contenter les gens tout de suite, on savait les faire patienter et les faire
attendre.
Au fond, le résumé de la sagesse humaine consistait à traîner
les choses en longueur; à dire non puis enfin oui; car l'on ne maniait
vraiment les générations qu'en les lanternant!
- Ah! s'il en était de même de l'estomac, soupira des Esseintes,
tordu par une crampe qui ramenait vivement son esprit égaré au
loin, à Fontenay.
CHAPITRE XIV.
Cahin-caha, quelques jours s'écoulèrent, grâce à
des ruses qui réussirent à leurrer la défiance de l'estomac,
mais un matin, les marinades qui masquaient l'odeur de graisse et le fumet de
sang des viandes ne furent plus acceptées et des Esseintes anxieux, se
demanda si sa faiblesse déjà grande, n'allait pas s'accroître
et l'obliger à garder le lit. Une lueur jaillit soudain dans sa détresse;
il se rappela que l'un de ses amis, jadis bien malade, était parvenu,
à l'aide d'un sustenteur, à enrayer l'anémie, à
maintenir le dépérissement, à conserver son peu de force.
Il dépêcha son domestique à Paris, à la recherche
de ce précieux instrument et, d'après le prospectus que le fabricant
y joignit, il enseigna lui-même à la cuisinière la façon
de couper le rosbif en petits morceaux, de le jeter à sec, dans cette
marmite d'étain, avec une tranche de poireau et de carotte, puis de visser
le couvercle et de mettre le tout bouillir, au bain-marie, pendant quatre heures.
Au bout de ce temps, on pressait les filaments et l'on buvait une cuillerée
du jus bourbeux et salé, déposé au fond de la marmite.
Alors, on sentait comme une tiède moelle, comme une caresse veloutée,
descendre.
Cette essence de nourriture arrêtait les tiraillements et les nausées
du vide, incitait même l'estomac qui ne se refusait pas à accepter
quelques cuillerées de soupe.
Grâce à ce sustenteur, la névrose stationna, et des Esseintes
se dit: - C'est toujours autant de gagné; peut-être que la température
changera, que le ciel versera un peu de cendre sur cet exécrable soleil
qui m'épuise, et que j'atteindrai ainsi, sans trop d'encombre, les premiers
brouillards et les premiers froids.
Dans cet engourdissement, dans cet ennui désoeuvré où il
plongeait, sa bibliothèque dont le rangement demeurait inachevé,
l'agaça; ne bougeant plus de son fauteuil, il avait constamment sous
les yeux ses livres profanes, posés de guingois sur les tablettes, empiétant
les uns sur les autres, s'étayant entre eux ou gisant de même que
des capucins de cartes, sur le flanc, à plat; ce désordre le choqua
d'autant plus qu'il contrastait avec le parfait équilibre des oeuvres
religieuses, soigneusement alignées à la parade, le long des murs.
Il tenta de faire cesser cette confusion, mais après dix minutes de travail,
des sueurs l'inondèrent; cet effort l'épuisait; il fut s'étendre,
brisé, sur un divan, et il sonna son domestique.
Sur ses indications, le vieillard se mit à l'oeuvre, lui apportant, un
à un, les livres qu'il examinait et dont il désignait la place.
Cette besogne fut de courte durée, car la bibliothèque de des
Esseintes ne renfermait qu'un nombre singulièrement restreint d'oeuvres
laïques, contemporaines.
À force de les avoir passées, dans son cerveau, comme on passe
des bandes de métal dans une filière d'acier d'où elles
sortent ténues, légères, presque réduites en d'imperceptibles
fils, il avait fini par ne plus posséder de livres qui résistassent
à un tel traitement et fussent assez solidement trempés pour supporter
le nouveau laminoir d'une lecture; à avoir ainsi voulu raffiner, il avait
restreint et presque stérilisé toute jouissance, en accentuant
encore l'irrémédiable conflit qui existait entre ses idées
et celles du monde où le hasard l'avait fait naître. Il était
arrivé maintenant à ce résultat, qu'il ne pouvait plus
découvrir un écrit qui contentât ses secrets désirs;
et même son admiration se détachait des volumes qui avaient certainement
contribué à lui aiguiser l'esprit, à le rendre aussi soupçonneux
et aussi subtil.
En art, ses idées étaient pourtant parties d'un point de vue simple;
pour lui, les écoles n'existaient point; seul le tempérament de
l'écrivain importait; seul le travail de sa cervelle intéressait,
quel que fût le sujet qu'il abordât. Malheureusement, cette vérité
d'appréciation, digne de La Palisse, était à peu près
inapplicable, par ce simple motif que, tout en désirant se dégager
des préjugés, s'abstenir de toute passion, chacun va de préférence
aux oeuvres qui correspondent le plus intimement à son propre tempérament
et finit par reléguer en arrière toutes les autres.
Ce travail de sélection s'était lentement opéré
en lui; il avait naguère adoré le grand Balzac, mais en même
temps que son organisme s'était déséquilibré, que
ses nerfs avaient pris le dessus, ses inclinations s'étaient modifiées
et ses admirations avaient changé. Bientôt même, et quoiqu'il
se rendît compte de son injustice envers le prodigieux auteur de La
Comédie humaine, il en était venu à ne plus ouvrir
ses livres dont l'art valide le froissait; d'autres aspirations l'agitaient
maintenant, qui devenaient, en quelque sorte, indéfinissables.
En se sondant bien, néanmoins, il comprenait d'abord que, pour l'attirer,
une oeuvre devait revêtir ce caractère d'étrangeté
que réclamait Edgar Poe, mais il s'aventurait volontiers plus loin, sur
cette route et appelait des flores byzantines de cervelle et des déliquescences
compliquées de langue; il souhaitait une indécision troublante
sur laquelle il pût rêver, jusqu'à ce qu'il la fit, à
sa volonté, plus vague ou plus ferme selon l'état momentané
de son âme. Il voulait, en somme, une oeuvre d'art et pour ce qu'elle
était par elle-même et pour ce qu'elle pouvait permettre de lui
prêter, il voulait aller avec elle, grâce à elle, comme soutenu
par un adjuvant, comme porté par un véhicule, dans une sphère
où les sensations sublimées lui imprimeraient une commotion inattendue
et dont il chercherait longtemps et même vainement à analyser les
causes.
Enfin, depuis son départ de Paris, il s'éloignait, de plus en
plus, de la réalité et surtout du monde contemporain qu'il tenait
en une croissante horreur; cette haine avait forcément agi sur ses goûts
littéraires et artistiques, et il se détournait le plus possible
des tableaux et des livres dont les sujets délimités se reléguaient
dans la vie moderne.
Aussi, perdant la faculté d'admirer indifféremment la beauté
sous quelque forme qu'elle se présente, préférait-il, chez
Flaubert, La Tentation de saint Antoine à L'Éducation
sentimentale; chez de Goncourt, La Faustin à Germinie Lacerteux;
chez Zola, La Faute de l'abbé Mouret à L'Assommoir.
Ce point de vue lui paraissait logique; ces oeuvres moins immédiates,
mais aussi vibrantes, aussi humaines, le faisaient pénétrer plus
loin dans le tréfonds du tempérament de ces maîtres qui
livraient avec un plus sincère abandon les élans les plus mystérieux
de leur être, et elles l'enlevaient, lui aussi, plus haut que les autres,
hors de cette vie triviale dont il était si las.
Puis il entrait, avec elles, en complète communion d'idées avec
les écrivains qui les avaient conçues, parce qu'ils s'étaient
alors trouvés dans une situation d'esprit analogue à la sienne.
En effet, lorsque l'époque où un homme de talent est obligé
de vivre, est plate et bête, l'artiste est, à son insu même,
hanté par la nostalgie d'un autre siècle.
Ne pouvant s'harmoniser qu'à de rares intervalles avec le milieu où
il évolue; ne découvrant plus dans l'examen de ce milieu et des
créatures qui le subissent, des jouissances d'observation et d'analyse
suffisantes à le distraire, il sent sourdre et éclore en lui de
particuliers phénomènes. De confus désirs de migration
se lèvent qui se débrouillent dans la réflexion et dans
l'étude. Les instincts, les sensations, les penchants légués
par l'hérédité se réveillent, se déterminent,
s'imposent avec une impérieuse assurance. Il se rappelle des souvenirs
d'êtres et de choses qu'il n'a pas personnellement connus, et il vient
un moment où il s'évade violemment du pénitencier de son
siècle et rôde, en toute liberté, dans une autre époque
avec laquelle, par une dernière illusion, il lui semble qu'il eût
été mieux en accord.
Chez les uns, c'est un retour aux âges consommés, aux civilisations
disparues, aux temps morts; chez les autres, c'est un élancement vers
le fantastique et vers le rêve, c'est une vision plus ou moins intense
d'un temps à éclore dont l'image reproduit, sans qu'il le sache,
par un effet d'atavisme, celle des époques révolues.
Chez Flaubert, c'étaient des tableaux solennels et immenses, des pompes
grandioses dans le cadre barbare et splendide desquels gravitaient des créatures
palpitantes et délicates, mystérieuses et hautaines, des femmes
pourvues, dans la perfection de leur beauté, d'âmes en souffrance,
au fond desquelles il discernait d'affreux détraquements, de folles aspirations,
désolées qu'elles étaient déjà par la menaçante
médiocrité des plaisirs qui pouvaient naître.
Tout le tempérament du grand artiste éclatait en ces incomparables
pages de La Tentation de saint Antoine et de Salammbô où,
loin de notre vie mesquine, il évoquait les éclats asiatiques
des vieux âges, leurs éjaculations et leurs abattements mystiques,
leurs démences oisives, leurs férocités commandées
par ce lourd ennui qui découle, avant même qu'on les ait épuisées,
de l'opulence et de la prière.
Chez de Goncourt, c'était la nostalgie du siècle précédent,
un retour vers les élégances d'une société à
jamais perdue. Le gigantesque décor des mers battant les môles,
des déserts se déroulant à perte de vue sous de torrides
firmaments, n'existait pas dans son oeuvre nostalgique qui se confinait, près
d'un parc aulique, dans un boudoir attiédi par les voluptueux effluves
d'une femme au sourire fatigué, à la moue perverse, aux prunelles
irrésignées et pensives. L'âme dont il animait ses personnages,
n'était plus cette âme insufflée par Flaubert à ses
créatures, cette âme révoltée d'avance par l'inexorable
certitude qu'aucun bonheur nouveau n'était possible; c'était une
âme révoltée après coup, par l'expérience,
de tous les inutiles efforts qu'elle avait tentés pour inventer des liaisons
spirituelles plus inédites et pour remédier à cette immémoriale
jouissance qui se répercute, de siècles en siècles, dans
l'assouvissement plus ou moins ingénieux des couples.
Bien qu'elle vécût parmi nous et qu'elle fût bien et de vie
et de corps de notre temps, la Faustin était, par les influences ancestrales,
une créature du siècle passé, dont elle avait les épices
d'âme, la lassitude cérébrale, l'excèdement sensuel.
Ce livre d'Edmond de Goncourt était l'un des volumes les plus caressés
par des Esseintes; et, en effet, cette suggestion au rêve qu'il réclamait,
débordait de cette oeuvre où sous la ligne écrite, perçait
une autre ligne visible à l'esprit seul, indiquée par un qualificatif
qui ouvrait des échappées de passion, par une réticence
qui laissait deviner des infinis d'âme qu'aucun idiome n'eût pu
combler; puis, ce n'était plus la langue de Flaubert, cette langue d'une
inimitable magnificence, c'était un style perspicace et morbide, nerveux
et retors, diligent à noter l'impalpable impression qui frappe les sens
et détermine la sensation, un style expert à moduler les nuances
compliquées d'une époque qui était par elle-même
singulièrement complexe. En somme, c'était le verbe indispensable
aux civilisations décrépites qui, pour l'expression de leurs besoins,
exigent, à quelque âge qu'elles se produisent, des acceptions,
des tournures, des fontes nouvelles et de phrases et de mots.
À Rome, le paganisme mourant avait modifié sa prosodie, transmué
sa langue, avec Ausone, avec Claudien, avec Rutilius dont le style attentif
et scrupuleux, capiteux et sonnant, présentait, surtout dans ses parties
descriptives de reflets, d'ombres, de nuances, une nécessaire analogie
avec le style des de Goncourt.
À Paris, un fait unique dans l'histoire littéraire s'était
produit; cette société agonisante du XVIIIe siècle, qui
avait eu des peintres, des sculpteurs, des musiciens, des architectes, pénétrés
de ses goûts, imbus de ses doctrines, n'avait pu façonner un réel
écrivain qui rendît ses élégances moribondes, qui
exprimât le suc de ses joies fébriles, si durement expiées;
il avait fallu attendre l'arrivée de de Goncourt, dont le tempérament
était fait de souvenirs, de regrets avivés encore par le douloureux
spectacle de la misère intellectuelle et des basses aspirations de son
temps, pour Que, non seulement dans ses livres d'histoire, mais encore dans
une oeuvre nostalgique comme La Faustin, il pût ressusciter l'âme
même de cette époque, incarner ses nerveuses délicatesses
dans cette actrice, si tourmentée à se presser le coeur et à
s'exacerber le cerveau, afin de savourer jusqu'à l'épuisement,
les douloureux révulsifs de l'amour et de l'art!
Chez Zola, la nostalgie des au-delà était différente. Il
n'y avait en lui aucun désir de migration vers les régimes disparus,
vers les univers égarés dans la nuit des temps; son tempérament,
puissant, solide, épris des luxuriances de la vie, des forces sanguines,
des santés morales, le détournait des grâces artificielles
et des chloroses fardées du dernier siècle, ainsi que de la solennité
hiératique, de la férocité brutale et des rêves efféminés
et ambigus du vieil Orient. Le jour où, lui aussi, il avait été
obsédé par cette nostalgie, par ce besoin qui est en somme la
poésie même, de fuir loin de ce monde contemporain qu'il étudiait,
il s'était rué dans une idéale campagne, où la sève
bouillait au plein soleil; il avait songé à de fantastiques ruts
de ciel, à de longues pâmoisons de terre, à de fécondantes
pluies de pollen tombant dans les organes haletants des fleurs: il avait abouti
à un panthéisme gigantesque, avait, à son insu peut-être,
créé, avec ce milieu édénique où il plaçait
son Adam et son Eve, un prodigieux poème hindou, célébrant
en un style dont les larges teintes, plaquées à cru, avaient comme
un bizarre éclat de peinture indienne, l'hymne de la chair, la matière,
animée, vivante, révélant par sa fureur de génération,
à la créature humaine, le fruit défendu de l'amour, ses
suffocations, ses caresses instinctives, ses naturelles poses.
Avec Baudelaire, ces trois maîtres étaient, dans la littérature
française, moderne et profane, ceux qui avaient le mieux interné
et le mieux pétri l'esprit de des Esseintes, mais à force de les
relire, de s'être saturé de leurs oeuvres, de les savoir, par coeur,
tout entières, il avait dû, afin de les pouvoir absorber encore,
s'efforcer de les oublier et les laisser pendant quelque temps sur ses rayons,
au repos.
Aussi les ouvrait-il à peine, maintenant que le domestique les lui tendait.
Il se bornait à indiquer la place qu'elles devaient occuper, veillant
à ce qu'elles fussent classées, en bon ordre, et à l'aise.
Le domestique lui apporta une nouvelle série de livres; ceux-là
l'opprimèrent davantage; c'étaient des livres vers lesquels son
inclination s'était peu à peu portée, des livres qui le
délassaient de la perfection des écrivains de plus vaste encolure,
par leurs défauts mêmes; ici, encore, à avoir voulu raffiner,
des Esseintes était arrivé à chercher parmi de troubles
pages des phrases dégageant une sorte d'électricité qui
le faisait tressaillir alors qu'elles déchargeaient leur fluide dans
un milieu qui paraissait tout d'abord réfractaire.
L'imperfection même lui plaisait, pourvu qu'elle ne fût, ni parasite,
ni servile, et peut-être y avait-il une dose de vérité dans
sa théorie que l'écrivain subalterne de la décadence, que
l'écrivain encore personnel mais incomplet, alambique un baume plus irritant,
plus apéritif, plus acide, que l'artiste de la même époque
qui est vraiment grand, vraiment parfait. À son avis, c'était
parmi leurs turbulentes ébauches que l'on apercevait les exaltations
de la sensibilité les plus suraiguës, les caprices de la psychologie
les plus morbides, les dépravations les plus outrées de la langue
sommée dans ses derniers refus de contenir, d'enrober les sels effervescents
des sensations et des idées.
Aussi, forcément, après les maîtres, s'adressait-il à
quelques écrivains que lui rendait encore plus propices et plus chers,
le mépris dans lequel les tenait un public incapable de les comprendre.
L'un d'eux, Paul Verlaine, avait jadis débuté par un volume de
vers, les Poèmes Saturniens, un volume presque débile,
où se coudoyaient des pastiches de Leconte de Lisle et des exercices
de rhétorique romantique, mais où filtrait déjà,
au travers de certaines pièces, telles que le sonnet intitulé
« Rêve familier », la réelle personnalité du
poète.
À chercher ses antécédents, des Esseintes retrouvait sous
les incertitudes des esquisses, un talent déjà profondément
imbibé de Baudelaire, dont l'influence s'était plus tard mieux
accentuée sans que néanmoins la sportule consentie par l'indéfectible
maître, fût flagrante.
Puis, d'aucuns de ses livres, La Bonne Chanson, Les Fêtes galantes,
Romances sans paroles, enfin son dernier volume, Sagesse, renfermaient
des poèmes où l'écrivain original se révélait,
tranchant sur la multitude de ses confrères.
Muni de rimes obtenues par des temps de verbes, quelquefois même par de
longs adverbes précédés d'un monosyllabe d'où ils
tombaient comme du rebord d'une pierre, en une cascade pesante d'eau, son vers,
coupé par d'invraisemblables césures, devenait souvent singulièrement
abstrus, avec ses ellipses audacieuses et ses étranges incorrections
qui n'étaient point cependant sans grâce.
Maniant mieux que pas un la métrique, il avait tenté de rajeunir
les poèmes à forme fixe: le sonnet qu'il retournait, la queue
en l'air, de même que certains poissons japonais en terre polychrome qui
posent sur leur socle, les ouïes en bas; ou bien il le dépravait,
en n'accouplant que des rimes masculines pour lesquelles il semblait éprouver
une affection; il avait également et souvent usé d'une forme bizarre,
d'une strophe de trois vers dont le médian restait privé de rime,
et d'un tercet, monorime, suivi d'un unique vers, jeté en guise de refrain
et se faisant écho avec lui-même tels que les streets: «
Dansons la Gigue »; il avait employé d'autres rythmes encore où
le timbre presque effacé ne s'entendait plus que dans des strophes lointaines,
comme un son éteint de cloche.
Mais sa personnalité résidait surtout en ceci: qu'il avait pu
exprimer de vagues et délicieuses confidences, à mi-voix, au crépuscule.
Seul, il avait pu laisser deviner certains au-delà troublants d'âme,
des chuchotements si bas de pensées, des aveux si murmurés, si
interrompus, que l'oreille qui les percevait, demeurait hésitante, coulant
à l'âme des langueurs avivées par le mystère de ce
souffle plus deviné que senti. Tout l'accent de Verlaine était
dans ces adorables vers des Fêtes galantes: Le soir tombait,
un soir équivoque d'automne, Les belles se pendant rêveuses à
nos bras, Dirent alors des mots si spécieux tout bas, Que notre âme
depuis ce temps tremble et s'étonne.
Ce n'était plus l'horizon immense ouvert par les inoubliables portes
de Baudelaire, c'était, sous un clair de lune, une fente entrebâillée
sur un champ plus restreint et plus intime, en somme particulier à l'auteur
qui avait, du reste, en ces vers dont des Esseintes était friand, formulé
son système poétique: Car nous voulons la nuance encore, Pas
la couleur, rien que la nuance . . . . . . . . . . . . . . . . . . Et tout le
reste est littérature.
Volontiers, des Esseintes l'avait accompagné dans ses oeuvres les plus
diverses. Après ses Romances sans paroles parues dans l'imprimerie
d'un journal à Sens, Verlaine s'était assez longuement tu, puis
en des vers charmants où passait l'accent doux et transi de Villon, il
avait reparu, chantant la Vierge, « loin de nos jours d'esprit charnel,
et de chair triste ». Des Esseintes relisait souvent ce livre de Sagesse
et se suggérait devant ses poèmes des rêveries clandestines,
des fictions d'un amour occulte pour une Madone byzantine qui se muait, à
un certain moment, en une Cydalise égarée dans notre siècle,
et si mystérieuse et si troublante, qu'on ne pouvait savoir si elle aspirait
à des dépravations tellement monstrueuses qu'elles deviendraient,
aussitôt accomplies, irrésistibles; ou bien, si elle s'élançait,
elle-même, dans le rêve, dans un rêve immaculé, où
l'adoration de l'âme flotterait autour d'elle, à l'état
continuellement inavoué, continuellement pur.
D'autres poètes l'incitaient encore à se confier à eux:
Tristan Corbière, qui, en 1873, dans l'indifférence générale,
avait lancé un volume des plus excentriques, intitulé: Les
Amours jaunes. Des Esseintes qui, en haine du banal et du commun, eût
accepté les folies les plus appuyées, les extravagances les plus
baroques, vivait de légères heures avec ce livre où le
cocasse se mêlait à une énergie désordonnée,
où des vers déconcertants éclataient dans des poèmes
d'une parfaite obscurité, telles que les litanies du Sommeil,
qu'il qualifiait, à un certain moment, d'
Obscène confesseur des dévotes mort-nées.
C'était à peine français, l'auteur parlait nègre,
procédait par un langage de télégramme, abusait des suppressions
de verbes, affectait une gouaillerie, se livrait à des quolibets de commis-voyageur
insupportable, puis tout à coup, dans ce fouillis, se tortillaient des
concetti falots, des minauderies interlopes, et soudain jaillissait un cri de
douleur aiguë, comme une corde de violoncelle qui se brise. Avec cela,
dans ce style rocailleux, sec, décharné à plaisir, hérissé
de vocables inusités, de néologismes inattendus, fulguraient des
trouvailles d'expression, des vers nomades amputés de leur rime, superbes;
enfin, en sus de ses Poèmes parisiens où des Esseintes relevait
cette profonde définition de la femme:
Éternel féminin de l'éternel jocrisse,
Tristan Corbière avait, en un style d'une concision presque puissante,
célébré la mer de Bretagne, les sérails marins,
le Pardon de Sainte-Anne, et il s'était même élevé
jusqu'à l'éloquence de la haine, dans l'insulte dont il abreuvait,
à propos du camp de Gonlie, les individus qu'il désignait sous
le nom de « forains du Quatre-Septembre ».
Ce faisandage dont il était gourmand et que lui présentait ce
poète, aux épithètes crispées, aux beautés
qui demeuraient toujours à l'état un peu suspect, des Esseintes
le retrouvait encore dans un autre poète, Théodore Hannon, un
élève de Baudelaire et de Gautier, mû par un sens très
spécial des élégances recherchées et des joies factices.
À l'encontre de Verlaine qui dérivait, sans croisement, de Baudelaire,
surtout par le côté psychologique, par la nuance captieuse de la
pensée, par la docte quintessence du sentiment, Théodore Hannon
descendait du maître, surtout par le côté plastique, par
la vision extérieure des êtres et des choses.
Sa corruption charmante correspondait fatalement aux penchants de des Esseintes
qui, par les jours de brume, par les jours de pluie, s'enfermait dans le retrait
imaginé par ce poète et se grisait les yeux avec les chatoiements
de ses étoffes, avec les incandescences de ses pierres, avec ses somptuosités,
exclusivement matérielles, qui concouraient aux incitations cérébrales
et montaient comme une poudre de cantharide dans un nuage de tiède encens
vers une Idole Bruxelloise, au visage fardé, au ventre tanné par
des parfums.
À l'exception de ces poètes et de Stéphane Mallarmé
qu'il enjoignit à son domestique de mettre de côté, pour
le classer à part, des Esseintes n'était que bien faiblement attiré
par les poètes.
En dépit de sa forme magnifique, en dépit de l'imposante allure
de ses vers qui se dressaient avec un tel éclat que les hexamètres
d'Hugo même semblaient, en comparaison, mornes et sourds, Leconte de Lisle
ne pouvait plus maintenant le satisfaire. L'antiquité si merveilleusement
ressuscitée par Flaubert, restait entre ses mains immobile et froide.
Rien ne palpitait dans ses vers tout en façade que n'étayait,
la plupart du temps, aucune idée; rien ne vivait dans ces poèmes
déserts dont les impassibles mythologies finissaient par le glacer. D'autre
part, après l'avoir longtemps choyée, des Esseintes arrivait aussi
à se désintéresser de l'oeuvre de Gautier; son admiration
pour l'incomparable peintre qu'était cet homme, était allée
en se dissolvant de jours en jours, et maintenant il demeurait plus étonné
que ravi, par ses descriptions en quelque sorte indifférentes. L'impression
des objets s'était fixée sur son oeil si perceptif, mais elle
s'y était localisée, n'avait pas pénétré
plus avant dans sa cervelle et dans sa chair; de même qu'un prodigieux
réflecteur, il s'était constamment borné à réverbérer,
avec une impersonnelle netteté, des alentours.
Certes, des Esseintes aimait encore les oeuvres de ces deux poètes, ainsi
qu'il aimait les pierres rares, les matières précieuses et mortes,
mais aucune des variations de ces parfaits instrumentistes ne pouvait plus l'extasier,
car aucune n'était ductile au rêve, aucune n'ouvrait, pour lui
du moins, l'une de ces vivantes échappées qui lui permettaient
d'accélérer le vol lent des heures.
Il sortait de leurs livres à jeun, et il en était de même
de ceux d'Hugo; le côté Orient et patriarche était trop
convenu, trop vide, pour le retenir; et le côté tout à la
fois bonne d'enfant et grand-père, l'exaspérait; il lui fallait
arriver aux Chansons des rues et des bois pour hennir devant l'impeccable
jonglerie de sa métrique, mais combien, en fin de compte, il eût
échangé tous ces tours de force pour une nouvelle oeuvre de Baudelaire
qui fût l'égale de l'ancienne, car décidément celui-là
était à peu près le seul dont les vers continssent, sous
leur splendide écorce, une balsamique et nutritive moelle!
En sautant d'un extrême à l'autre, de la forme privée d'idées,
aux idées privées de forme, des Esseintes demeurait non moins
circonspect et non moins froid. Les labyrinthes psychologiques de Stendhal,
les détours analytiques de Duranty le séduisaient, mais leur langue
administrative, incolore, aride, leur prose en location, tout au plus bonne
pour l'ignoble industrie du théâtre, le repoussait. Puis les intéressants
travaux de leurs astucieux démontages s'exerçaient, pour tout
dire, sur des cervelles agitées par des passions qui ne l'émouvaient
plus. Il se souciait peu des affections générales, des associations
d'idées communes, maintenant que la rétention de son esprit s'exagérait
et qu'il n'admettait plus que les sensations superfines et que les tourmentes
catholiques et sensuelles.
Afin de jouir d'une oeuvre qui joignît, suivant ses voeux, à un
style incisif, une analyse pénétrante et féline, il lui
fallait arriver au maître de l'Induction, à ce profond et étrange
Edgar Poe, pour lequel, depuis le temps qu'il le relisait sa dilection n'avait
pu déchoir.
Plus que tout autre, celui-là peut-être répondait par d'intimes
affinités aux postulations méditatives de des Esseintes.
Si Baudelaire avait déchiffré dans les hiéroglyphes de
l'âme le retour d'âge des sentiments et des idées, lui avait,
dans la voie de la psychologie morbide, plus particulièrement scruté
le domaine de la volonté.
En littérature, il avait, le premier, sous ce titre emblématique:
« Le démon de la Perversité », épié
ces impulsions irrésistibles que la volonté subit sans les connaître
et que la pathologie cérébrale explique maintenant d'une façon
à peu près sûre; le premier aussi, il avait sinon signalé,
du moins divulgué l'influence dépressive de la peur qui agit sur
la volonté, de même que les anesthésiques qui paralysent
la sensibilité et que le curare qui anéantit les éléments
nerveux moteurs; c'était sur ce point, sur cette léthargie de
la volonté, qu'il avait fait converger ses études, analysant les
effets de ce poison moral, indiquant les symptômes de sa marche, les troubles
commençant avec l'anxiété, se continuant par l'angoisse,
éclatant enfin dans la terreur qui stupéfie les volitions, sans
que l'intelligence, bien qu'ébranlée, fléchisse.
La mort dont tous les dramaturges avaient tant abusé, il l'avait, en
quelque sorte, aiguisée, rendue autre, en y introduisant un élément
algébrique et surhumain; mais c'était, à vrai dire, moins
l'agonie réelle du moribond qu'il décrivait, que l'agonie morale
du survivant hanté, devant le lamentable lit, par les monstrueuses hallucinations
qu'engendrent la douleur et la fatigue. Avec une fascination atroce, il s'appesantissait
sur les actes de l'épouvante, sur les craquements de la volonté,
les raisonnait froidement, serrant peu à peu la gorge du lecteur, suffoqué,
pantelant devant ces cauchemars mécaniquement agencés de fièvre
chaude.
Convulsées par d'héréditaires névroses, affolées
par des chorées morales, ses créatures ne vivaient que par les
nerfs; ses femmes, les Morella, les Ligeia, possédaient une érudition
immense, trempée dans les brumes de la philosophie allemande et dans
les mystères cabalistiques du vieil Orient, et toutes avaient des poitrines
garçonnières et inertes d'anges, toutes étaient, pour ainsi
dire, insexuelles.
Baudelaire et Poe, ces deux esprits qu'on avait souvent appariés, à
cause de leur commune poétique, de leur inclination partagée pour
l'examen des maladies mentales, différaient radicalement par les conceptions
affectives qui tenaient une si large place dans leurs oeuvres; Baudelaire avec
son amour, altéré et inique, dont le cruel dégoût
faisait songer aux représailles d'une inquisition; Poe, avec ses amours
chastes, aériennes, où les sens n'existaient pas, où la
cervelle solitaire s'érigeait, sans correspondre à des organes
qui, s'ils existaient, demeuraient à jamais glacés et vierges.
Cette clinique cérébrale où, vivisectant dans une atmosphère
étouffante, ce chirurgien spirituel devenait, dès que son attention
se lassait, la proie de son imagination qui faisait poudroir comme de délicieux
miasmes, des apparitions somnambulesques et angéliques, était
pour des Esseintes une source d'infatigables conjectures; mais maintenant que
sa névrose s'était exaspérée, il y avait des jours
où ces lectures le brisaient, des jours où il restait, les mains
tremblantes, l'oreille au guet, se sentant, ainsi que le désolant Usher,
envahi par une transe irraisonnée, par une frayeur sourde.
Aussi devait-il se modérer, toucher à peine à ces redoutables
élixirs, de même qu'il ne pouvait plus visiter impunément
son rouge vestibule et s'enivrer la vue des ténèbres d'Odilon
Redon et des supplices de Jan Luyken.
Et cependant, lorsqu'il était dans ces dispositions d'esprit, toute littérature
lui semblait fade après ces terribles philtres importés de l'Amérique.
Alors, il s'adressait à Villiers de l'Isle-Adam, dans l'oeuvre éparse
duquel il notait des observations encore séditieuses, des vibrations
encore spasmodiques, mais qui ne dardaient plus, à l'exception de sa
Claire Lenoir du moins, une si bouleversante horreur.
Parue, en 1867, dans la Revue des lettres et des arts, cette Claire Lenoir
ouvrait une série de nouvelles comprises sous le titre générique
d'« Histoires moroses ». Sur un fond de spéculations obscures
empruntées au vieil Hegel, s'agitaient des êtres démantibulés,
un docteur Tribulat Bonhomet, solennel et puéril, une Claire Lenoir,
farce et sinistre, avec les lunettes bleues rondes, et grandes comme des pièces
de cent sous, qui couvraient ses yeux à peu près morts.
Cette nouvelle roulait sur un simple adultère et concluait à un
indicible effroi, alors que Bonhomet, déployant les prunelles de Claire,
à son lit de mort, et les pénétrant avec de monstrueuses
sondes, apercevait distinctement réfléchi le tableau du mari qui
brandissait, au bout du bras, la tête coupée de l'amant, en hurlant,
tel qu'un Canaque, un chant de guerre.
Basé sur cette observation plus ou moins juste que les yeux de certains
animaux, des boeufs, par exemple, conservent jusqu'à la décomposition,
de même que des plaques photographiques, l'image des êtres et des
choses situés, au moment où ils expiraient, sous leur dernier
regard, ce conte dérivait évidemment de ceux d'Edgar Poe, dont
il s'appropriait la discussion pointilleuse et l'épouvante.
Il en était de même de l'« Intersigne » qui avait été
plus tard réuni aux Contes cruels, un recueil d'un indiscutable
talent, dans lequel se trouvait « Véra », une nouvelle, que
des Esseintes considérait ainsi qu'un petit chef-d'oeuvre.
Ici, l'hallucination était empreinte d'une tendresse exquise; ce n'était
plus les ténébreux mirages de l'auteur américain, c'était
une vision tiède et fluide, presque céleste; c'était, dans
un genre identique, le contre-pied des Béatrice et des Ligeia, ces mornes
et blancs fantômes engendrés par l'inexorable cauchemar du noir
opium!
Cette nouvelle mettait aussi en jeu les opérations de la volonté,
mais elle ne traitait plus de ses affaiblissements et de ses défaites,
sous l'effet de la peur; elle étudiait, au contraire, ses exaltations,
sous l'impulsion d'une conviction tournée à l'idée fixe;
elle démontrait sa puissance qui parvenait même à saturer
l'atmosphère, à imposer sa foi aux choses ambiantes.
Un autre livre de Villiers, Isis, lui semblait curieux à d'autres
titres. Le fatras philosophique de Claire Lenoir obstruait également
celui-là qui offrait un incroyable tohu-bohu d'observations verbeuses
et troubles et de souvenirs de vieux mélodrames, d'oubliettes, de poignards,
d'échelles de corde, de tous ces ponts-neuf romantiques que Villiers
ne devait point rajeunir dans son « Elën », dans sa «
Morgane », des pièces oubliées, éditées chez
un inconnu, le sieur Francisque Guyon, imprimeur à Saint-Brieuc.
L'héroïne de ce livre, une marquise Tullia Fabriana, qui était
censée s'être assimilé la science chaldéenne des
femmes d'Edgar Poe et les sagacités diplomatiques de la Sanseverina-Taxis
de Stendhal, s'était, en sus, composé l'énigmatique contenance
d'une Bradamante mâtinée d'une Circé antique. Ces mélanges
insolubles développaient une vapeur fuligineuse au travers de laquelle
des influences philosophiques et littéraires se bousculaient, sans avoir
pu s'ordonner, dans le cerveau de l'auteur, au moment où il écrivait
les prolégomènes de cette oeuvre qui ne devait pas comprendre
moins de sept volumes.
Mais, dans le tempérament de Villiers, un autre coin, bien autrement
perçant, bien autrement net, existait, un coin de plaisanterie noire
et de raillerie féroce; ce n'étaient plus alors les paradoxales
mystifications d'Edgar Poe, c'était un bafouage d'un comique lugubre,
tel qu'en ragea Swift. Une série de pièces, Les Demoiselles
de Bienfilâtre, L'Affichage céleste, La Machine à
gloire, Le Plus beau dîner du monde, décelaient un esprit
de goguenardise singulièrement inventif et âcre. Toute l'ordure
des idées utilitaires contemporaines, toute l'ignominie mercantile du
siècle, étaient glorifiées en des pièces dont la
poignante ironie transportait des Esseintes.
Dans ce genre de la fumisterie grave et acerbe, aucun autre livre n'existait
en France; tout au plus, une nouvelle de Charles Cros, La Science de l'amour,
insérée jadis dans la Revue du Monde Nouveau, pouvait-elle
étonner par ses folies chimiques, son humour pincé, ses observations
froidement bouffonnes, mais le plaisir n'était plus que relatif, car
l'exécution péchait d'une façon mortelle. Le style ferme,
coloré, souvent original de Villiers, avait disparu pour faire place
à une rillette raclée sur l'établi littéraire du
premier venu.
- Mon Dieu! mon Dieu! qu'il existe donc peu de livres qu'on puisse relire, soupira
des Esseintes, regardant le domestique qui descendait de l'escabelle où
il était juché et s'effaçait pour lui permettre d'embrasser
d'un coup d'oeil tous les rayons.
Des Esseintes approuva de la tête. Il ne restait plus sur la table que
deux plaquettes. D'un signe, il congédia le vieillard et il parcourut
quelques feuilles reliées en peau d'onagre, préalablement satinée
à la presse hydraulique, pommelée à l'aquarelle de nuées
d'argent et nantie de gardes de vieux lampas, dont les ramages un peu éteints,
avaient cette grâce des choses fanées que Mallarmé célébra
dans un si délicieux poème.
Ces pages, au nombre de neuf, étaient extraites d'uniques exemplaires
des deux premiers Parnasses, tirés sur parchemin, et précédées
de ce titre: Quelques vers de Mallarmé, dessiné par un
surprenant calligraphe, en lettres onciales, coloriées, relevées,
comme celles des vieux manuscrits, de points d'or.
Parmi les onze pièces réunies sous cette couverture, quelques-unes,
Les Fenêtres, L'Épilogue, Azur, le requéraient;
mais une entre autres, un fragment de l'Hérodiade, le subjuguait
de même qu'un sortilège, à certaines heures.
Combien de soirs, sous la lampe éclairant de ses lueurs baissées
la silencieuse chambre, ne s'était-il point senti effleuré par
cette Hérodiade qui, dans l'oeuvre de Gustave Moreau maintenant envahie
par l'ombre, s'effaçait plus légère, ne laissant plus entrevoir
qu'une confuse statue, encore blanche, dans un brasier éteint de pierres!
L'obscurité cachait le sang, endormait les reflets et les ors, enténébrait
les lointains du temple, noyait les comparses du crime ensevelis dans leurs
couleurs mortes, et, n'épargnant que les blancheurs de l'aquarelle, sortait
la femme du fourreau de ses joailleries et la rendait plus nue.
Invinciblement, il levait les yeux vers elle, la discernait à ses contours
inoubliés et elle revivait, évoquant sur ses lèvres ces
bizarres et doux vers que Mallarmé lui prête:
« O miroir! « Eau froide par l'ennui dans ton cadre gelée
« Que de fois, et pendant les heures, désolée « Des
songes et cherchant mes souvenirs qui sont « Comme des feuilles sous ta
glace au trou profond, « Je m'apparus en toi comme une ombre lointaine!
« Mais, horreur! des soirs, dans ta sévère fontaine, «
J'ai de mon rêve épars connu la nudité! »
Ces vers, il les aimait comme il aimait les oeuvres de ce poète qui,
dans un siècle de suffrage universel et dans un temps de lucre, vivait
à l'écart des lettres, abrité de la sottise environnante
par son dédain, se complaisant, loin du monde, aux surprises de l'intellect,
aux visions de sa cervelle, raffinant sur des pensées déjà
spécieuses, les greffant de finesses byzantines, les perpétuant
en des déductions légèrement indiquées que reliait
à peine un imperceptible fil.
Ces idées nattées et précieuses, il les nouait avec une
langue adhésive, solitaire et secrète, pleine de rétractions
de phrases, de tournures elliptiques, d'audacieux tropes.
Percevant les analogies les plus lointaines, il désignait souvent d'un
terme donnant à la fois, par un effet de similitude, la forme, le parfum,
la couleur, la qualité, l'éclat, l'objet ou l'être auquel
il eût fallu accoler de nombreuses et de différentes épithètes
pour en dégager toutes les faces, toutes les nuances, s'il avait été
simplement indiqué par son nom technique. Il parvenait ainsi à
abolir l'énoncé de la comparaison qui s'établissait, toute
seule, dans l'esprit du lecteur, par l'analogie, dès qu'il avait pénétré
le symbole, et il se dispensait d'éparpiller l'attention sur chacune
des qualités qu'auraient pu présenter, un à un, les adjectifs
placés à la queue leu leu, la concentrait sur un seul mot, sur
un tout, produisant, comme pour un tableau par exemple, un aspect unique et
complet, un ensemble.
Cela devenait une littérature condensée, un coulis essentiel,
un sublimé d'art; cette tactique d'abord employée d'une façon
restreinte, dans ses première oeuvres, Mallarmé l'avait hardiment
arborée dans une pièce sur Théophile Gautier et dans L'Après-midi
du faune, une églogue, où les subtilités des joies
sensuelles se déroulaient en des vers mystérieux et câlins
que trouait tout à coup ce cri fauve et délirant du faune: «
Alors m'éveillerai-je à la ferveur première, « Droit
et seul sous un flot antique de lumière, « Lys! et l'un de vous
tous pour l'ingénuité.
Ce vers qui avec le monosyllabe lys! en rejet, évoquait l'image de quelque
chose de rigide, d'élancé, de blanc, sur le sens duquel appuyait
encore le substantif ingénuité mis à la rime, exprimait
allégoriquement, en un seul terme, la passion, l'effervescence, l'état
momentané du faune vierge, affolé de rut par la vue des nymphes.
Dans cet extraordinaire poème, des surprises d'images nouvelles et invues
surgissaient, à tout bout de vers, alors que le poète décrivait
les élans, les regrets du chèvre-pied contemplant sur le bord
du marécage les touffes des roseaux-gardant encore, en un moule éphémère,
la forme creuse des naïades qui l'avaient empli.
Puis, des Esseintes éprouvait aussi de captieuses délices à
palper cette minuscule plaquette, dont la couverture en feutre du Japon, aussi
blanche qu'un lait caillé, était fermée par deux cordons
de soie, l'un rose de Chine, et l'autre noir.
Dissimulée derrière la couverture, la tresse noire rejoignait
la tresse rose qui mettait comme un souffle de veloutine, comme un soupçon
de fard japonais moderne, comme un adjuvant libertin, sur l'antique blancheur,
sur la candide carnation du livre, et elle l'enlaçait, nouant en une
légère rosette, sa couleur sombre à la couleur claire,
insinuant un discret avertissement de ce regret, une vague menace de cette tristesse
qui succèdent aux transports éteints et aux surexcitations apaisées
des sens.
Des Esseintes reposa sur la table L'Après-midi du faune, et il
feuilleta une autre plaquette qu'il avait fait imprimer, à son usage,
une anthologie du poème en prose, une petite chapelle, placée
sous l'invocation de Baudelaire, et ouverte sur le parvis de ses poèmes.
Cette anthologie comprenait un selectae du Gaspard de la Nuit de ce fantasque
Aloysius Bertrand qui a transféré les procédés du
Léonard dans la prose et peint, avec ses oxydes métalliques, de
petits tableaux dont les vives couleurs chatoient, ainsi que celles des émaux
lucides. Des Esseintes y avait joint Le Vox populi, de Villiers, une
pièce superbement frappée dans un style d'or, à l'effigie
de Leconte de Lisle et de Flaubert, et quelques extraits de ce délicat
Livre de Jade dont l'exotique parfum de ginseng et de thé se mêle
à l'odorante fraîcheur de l'eau qui babille sous un clair de lune,
tout le long du livre.
Mais, dans ce recueil, avaient été colligés certains poèmes
sauvés de revues mortes: Le Démon de l'analogie, La
Pipe, Le Pauvre Fnfant pâle, Le Spectacle interrompu,
Le Phénomène futur, et surtout Plaintes d'automne et
Frisson d'hiver, qui étaient les chefs-d'oeuvre de Mallarmé
et comptaient également parmi les chefs-d'oeuvre du poème en prose,
car ils unissaient une langue si magnifiquement ordonnée qu'elle berçait,
par elle-même, ainsi qu'une mélancolique incantation, qu'une enivrante
mélodie, à des pensées d'une suggestion irrésistible,
à des pulsations d'âme de sensitif dont les nerfs en émoi
vibrent avec une acuité qui vous pénètre jusqu'au ravissement,
jusqu'à la douleur.
De toutes les formes de la littérature, celle du poème en prose
était la forme préférée de des Esseintes. Maniée
par un alchimiste de génie, elle devait, suivant lui, renfermer, dans
son petit volume, à l'état d'of meat, la puissance du roman dont
elle supprimait les longueurs analytiques et les superfétations descriptives.
Bien souvent, des Esseintes avait médité sur cet inquiétant
problème, écrire un roman concentré en quelques phrases
qui contiendraient le suc cohobé des centaines de pages toujours employées
à établir le milieu, à dessiner les caractères,
à entasser à l'appui les observations et les menus faits. Alors
les mots choisis seraient tellement impermutables qu'ils suppléeraient
à tous les autres; l'adjectif posé d'une si ingénieuse
et d'une si définitive façon qu'il ne pourrait être légalement
dépossédé de sa place, ouvrirait de telles perspectives
que le lecteur pourrait rêver, pendant des semaines entières, sur
son sens, tout à la fois précis et multiple, constaterait le présent,
reconstruirait le passé, devinerait l'avenir d'âmes des personnages,
révélés par les lueurs de cette épithète
unique.
Le roman, ainsi conçu, ainsi condensé en une page ou deux, deviendrait
une communion de pensée entre un magique écrivain et un idéal
lecteur, une collaboration spirituelle consentie entre dix personnes supérieures
éparses dans l'univers, une délectation offerte aux délicats,
accessible à eux seuls.
En un mot, le poème en prose représentait, pour des Esseintes,
le suc concret, l'osmazome de la littérature, l'huile essentielle de
l'art.
Cette succulence développée et réduite en une goutte, elle
existait déjà chez Baudelaire, et aussi dans ces poèmes
de Mallarmé qu'il humait avec une si profonde joie.
Quand il eut fermé son anthologie, des Esseintes se dit que sa bibliothèque
arrêtée sur ce dernier livre, ne s'augmenterait probablement jamais
plus.
En effet, la décadence d'une littérature, irréparablement
atteinte dans son organisme, affaiblie par l'âge des idées, épuisée
par les excès de la syntaxe, sensible seulement aux curiosités
qui enfièvrent les malades et cependant pressée de tout exprimer
à son déclin, acharnée à vouloir réparer
toutes les omissions de jouissance, à léguer les plus subtils
souvenirs de douleur, à son lit de mort, s'était incarnée
en Mallarmé, de la façon la plus consommée et la plus exquise.
C'étaient, poussées jusqu'à leur dernière expression,
les quintessences de Baudelaire et de Poe; c'étaient leurs fines et puissantes
substances encore distillées et dégageant de nouveaux fumets,
de nouvelles ivresses.
C'était l'agonie de la vieille langue qui, après s'être
persillée de siècle en siècle, finissait par se dissoudre,
par atteindre ce déliquium de la langue latine qui expirait dans les
mystérieux concepts et les énigmatiques expressions de saint Boniface
et de saint Adhelme.
Au demeurant, la décomposition de la langue française s'était
faite d'un coup. Dans la langue latine, une longue transition, un écart
de quatre cents ans existait entre le verbe tacheté et superbe de Claudien
et de Rutilius, et le verbe faisandé du VIIIe siècle. Dans la
langue française aucun laps de temps, aucune succession d'âges
n'avait eu lieu; le style tacheté et superbe des de Goncourt et le style
faisandé de Verlaine et de Mallarmé se coudoyaient à Paris,
vivant en même temps, à la même époque, au même
siècle.
Et des Esseintes sourit, regardant l'un des in-folios ouverts sur son pupitre
de chapelle, pensant que le moment viendrait où un érudit préparerait
pour la décadence de la langue française, un glossaire pareil
à celui dans lequel le savant du Cange a noté les dernières
balbuties, les derniers spasmes, les derniers éclats, de la langue latine
râlant de vieillesse au fond des cloîtres.
CHAPITRE XV.
Allumé comme un feu de paille, son enthousiasme pour le sustenteur tomba
de même. D'abord engourdie, la dyspepsie nerveuse se réveilla;
puis, cette échauffante essence de nourriture détermina une telle
irritation dans ses entrailles que des Esseintes dut, au plus tôt, en
cesser l'usage.
La maladie reprit sa marche; des phénomènes inconnus l'escortèrent.
Après les cauchemars, les hallucinations de l'odorat, les troubles de
la vue, la toux rèche, réglée de même qu'une horloge,
les bruits des artères et du coeur et les suées froides, surgirent
les illusions de l'ouïe, ces altérations qui ne se produisent que
dans la dernière période du mal.
Rongé par une ardente fièvre, des Esseintes entendit subitement
des murmures d'eau, des vols de guêpes, puis ces bruits se fondirent en
un seul qui ressemblait au ronflement d'un tour; ce ronflement s'éclaircit,
s'atténua et peu à peu se décida en un son argentin de
cloche.
Alors, il sentit son cerveau délirant emporté dans des ondes musicales,
roulé dans les tourbillons mystiques de son enfance. Les chants appris
chez les jésuites reparurent, établissant par eux-mêmes,
le pensionnat, la chapelle, où ils avaient retenti, répercutant
leurs hallucinations aux organes olfactifs et visuels, les voilant de fumée
d'encens et de ténèbres irradiées par des lueurs de vitraux,
sous de hauts cintres.
Chez les Pères, les cérémonies religieuses se pratiquaient
en grande pompe; un excellent organiste et une remarquable maîtrise faisaient
de ces exercices spirituels un délice artistique profitable au culte.
L'organiste était amoureux des vieux maîtres et, aux jours fériés,
il célébrait des messes de Palestrina et d'Orlando Lasso, des
psaumes de Marcello, des oratorios de Haendel, des motets de Sébastien
Bach, exécutait de préférence aux molles et faciles compilations
du père Lambillotte si en faveur auprès des prêtres, des
« Laudi spirituali » du XVIe siècle dont la sacerdotale beauté
avait mainte fois capté des Esseintes.
Mais il avait surtout éprouvé d'ineffables allégresses
à écouter le plain-chant que l'organiste avait maintenu en dépit
des idées nouvelles.
Cette forme maintenant considérée comme une forme caduque et gothique
de la liturgie chrétienne, comme une curiosité archéologique,
comme une relique des anciens temps, c'était le verbe de l'antique Église,
l'âme du moyen âge; c'était la prière éternelle
chantée, modulée suivant les élans de l'âme, l'hymne
permanente élancée depuis des siècles vers le Très-Haut.
Cette mélodie traditionnelle était la seule qui, avec son puissant
unisson, ses harmonies solennelles et massives, ainsi que des pierres de taille,
put s'accoupler avec les vieilles basiliques et emplir les voûtes romanes
dont elle semblait l'émanation et la voix même.
Combien de fois des Esseintes n'avait-il pas été saisi et courbé
par un irrésistible souffle, alors que le « Christus factus est
» du chant grégorien s'élevait dans la nef dont les piliers
tremblaient parmi les mobiles nuées des encensoirs, ou que le faux-bourdon
du « De profundis » gémissait, lugubre de même qu'un
sanglot contenu, poignant ainsi qu'un appel désespéré de
l'humanité pleurant sa destinée mortelle, implorant la miséricorde
attendrie de son Sauveur!
En comparaison de ce chant magnifique, créé par le génie
de l'Église, impersonnel, anonyme comme l'orgue même dont l'inventeur
est inconnu, toute musique religieuse lui paraissait profane. Au fond, dans
toutes les oeuvres de Jomelli et de Porpora, de Carissimi et de Durante, dans
les conceptions les plus admirables de Haendel et de Bach, il n'y avait pas
la renonciation d'un succès public, le sacrifice d'un effet d'art, l'abdication
d'un orgueil humain s'écoutant prier; tout au plus, avec les imposantes
messes de Lesueur célébrées à Saint-Roch, le style
religieux s'affirmait-il, grave et auguste, se rapprochant au point de vue de
l'âpre nudité, de l'austère majesté du vieux plain-chant.
Depuis lors, absolument révolté par ces prétextes à
Stabat, imaginés par les Pergolèse et les Rossini, par toute cette
intrusion de l'art mondain dans l'art liturgique, des Esseintes s'était
tenu à l'écart de ces oeuvres équivoques que tolère
l'indulgente Église.
D'ailleurs, cette faiblesse consentie par désir de recettes et sous une
fallacieuse apparence d'attrait pour les fidèles, avait aussitôt
abouti à des chants empruntés à des opéras italiens,
à d'abjectes cavatines, à d'indécents quadrilles, enlevés
à grand orchestre dans les églises elles-mêmes converties
en boudoirs, livrées aux histrions des théâtres qui bramaient
dans les combles, alors qu'en bas les femmes combattaient à coups de
toilettes et se pâmaient aux cris des cabots dont les impures voix souillaient
les sons sacrés de l'orgue!
Depuis des années, il s'était obstinément refusé
à prendre part à ces pieuses régalades, restant sur ses
souvenirs d'enfance, regrettant même d'avoir entendu quelques Te Deum,
inventés par de grands maîtres, car il se rappelait cet admirable
Te Deum du plain-chant, cette hymne si simple, si grandiose, composée
par un saint quelconque, un saint Ambroise ou un saint Hilaire, qui, à
défaut des ressources compliquées d'un orchestre, à défaut
de la mécanique musicale de la science moderne, révélait
une ardente foi, une délirante jubilation, échappées, de
l'âme de l'humanité tout entière, en des accents pénétrés,
convaincus, presque célestes!
D'ailleurs, les idées de des Esseintes sur la musique étaient
en flagrante contradiction avec les théories qu'il professait sur les
autres arts. En fait de musique religieuse, il n'approuvait réellement
que la musique monastique du moyen âge, cette musique émaciée
qui agissait instinctivement sur ses nerfs, de même que certaines pages
de la vieille latinité chrétienne; puis, il l'avouait lui-même,
il était incapable de comprendre les ruses que les maîtres contemporains
pouvaient avoir introduites dans l'art catholique; d'abord, il n'avait pas étudié
la musique avec cette passion qui l'avait porté vers la peinture et vers
les lettres. Il jouait, ainsi que le premier venu, du piano, était, après
de longs ânonnements, à peu près apte à mal déchiffrer
une partition, mais il ignorait l'harmonie, la technique nécessaire pour
saisir réellement une nuance, pour apprécier une finesse, pour
savourer, en toute connaissance de cause, un raffinement. D'autre part, la musique
profane est un art de promiscuité lorsqu'on ne peut la lire chez soi,
seul, ainsi qu'on lit un livre; afin de la déguster, il eût fallu
se mêler à cet invariable public qui regorge dans les théâtres
et qui assiège ce Cirque d'hiver où, sous un soleil frisant, dans
une atmosphère de lavoir, l'on aperçoit un homme à tournure
de charpentier, qui bat en l'air une rémolade et massacre des épisodes
dessoudés de Wagner, à l'immense joie d'une inconsciente foule!
Il n'avait pas eu le courage de se plonger dans ce bain de multitude, pour aller
écouter du Berlioz dont quelques fragments l'avaient pourtant subjugué
par leurs exaltations passionnées et leurs bondissantes fougues, et il
savait pertinemment aussi qu'il n'était pas une scène, pas même
une phrase d'un opéra du prodigieux Wagner qui pût être impunément
détachée de son ensemble.
Les morceaux, découpés et servis sur le plat d'un concert, perdaient
toute signification, demeuraient privés de sens, attendu que, semblables
à des chapitres qui se complètent les uns les autres et concourent
tous à la même conclusion, au même but, ses mélodies
lui servaient à dessiner le caractère de ses personnages, à
incarner leurs pensées, à exprimer leurs mobiles, visibles ou
secrets, et que leurs ingénieux et persistants retours n'étaient
compréhensibles que pour les auditeurs qui suivaient le sujet depuis
son exposition et voyaient peu à peu les personnages se préciser
et grandir dans un milieu d'où l'on ne pouvait les enlever sans les voir
dépérir, tels que des rameaux séparés d'un arbre.
Aussi des Esseintes pensait-il que, parmi cette tourbe de mélomanes qui
s'extasiait, le dimanche, sur les banquettes, vingt à peine connaissaient
la partition qu'on massacrait, quand les ouvreuses consentaient à se
taire pour permettre d'écouter l'orchestre.
Étant donné également que l'intelligent patriotisme empêchait
un théâtre français de représenter un opéra
de Wagner, il n'y avait pour les curieux qui ignorent les arcanes de la musique
et ne peuvent ou ne veulent se rendre à Bayreuth, qu'à rester
chez soi, et c'est le raisonnable parti qu'il avait su prendre.
D'un autre côté, la musique plus publique, plus facile et les morceaux
indépendants des vieux opéras ne le retenaient guère; les
bas fredons d'Auber et de Boieldieu, d'Adam et de Flotow et les lieux communs
de rhétorique professés par les Ambroise Thomas et les Bazin lui
répugnaient au même titre que les minauderies surannées
et que les grâces populacières des Italiens. Il s'était
donc résolument écarté de l'art musical, et, depuis des
années que durait son abstention, il ne se rappelait avec plaisir que
certaines séances de musique de chambre où il avait entendu du
Beethoven et surtout du Schumann et du Schubert qui avaient trituré ses
nerfs à la façon des plus intimes et des plus tourmentés
poèmes d'Edgar Poe.
Certaines parties pour violoncelle de Schumann l'avaient positivement laissé
haletant et étranglé par l'étouffante boule de l'hystérie;
mais c'étaient surtout des lieders de Schubert qui l'avaient soulevé,
jeté hors de lui, puis prostré de même qu'après une
déperdition de fluide nerveux, après une ribote mystique d'âme.
Cette musique lui entrait, en frissonnant, jusqu'aux os et refoulait un infini
de souffrances oubliées, de vieux spleen, dans le coeur étonné
de contenir tant de misères confuses et de douleurs vagues. Cette musique
de désolation, criant du plus profond de l'être, le terrifiait
en le charmant. Jamais, sans que de nerveuses larmes lui montassent aux yeux,
il n'avait pu se répéter « les Plaintes de la jeune fille
», car il y avait dans ce lamento, quelque chose de plus que de navré,
quelque chose d'arraché qui lui fouillait les entrailles, quelque chose
comme une fin d'amour dans un paysage triste.
Et toujours lorsqu'elles lui revenaient aux lèvres, ces exquises et funèbres
plaintes évoquaient pour lui un site de banlieue, un site avare, muet,
où, sans bruit, au loin, des files de gens, harassés par la vie,
se perdaient, courbés en deux, dans le crépuscule, alors qu'abreuvé
d'amertumes, gorgé de dégoût, il se sentait, dans la nature
éplorée, seul, tout seul, terrassé par une indicible mélancolie,
par une opiniâtre détresse, dont la mystérieuse intensité
excluait toute consolation, toute pitié, tout repos. Pareil à
un glas de mort, ce chant désespéré le hantait, maintenant
qu'il était couché, anéanti par la fièvre et agité
par une anxiété d'autant plus inapaisable qu'il n'en discernait
plus la cause. Il finissait par s'abandonner à la dérive, culbuté
par le torrent d'angoisses que versait cette musique tout d'un coup endiguée,
pour une minute, par le chant des psaumes qui s'élevait, sur un ton lent
et bas, dans sa tête dont les tempes meurtries lui semblaient frappées
par des battants de cloches.
Un matin, pourtant, ces bruits se calmèrent; il se posséda mieux
et demanda au domestique de lui présenter une glace; elle lui glissa
aussitôt des mains; il se reconnaissait à peine -, la figure était
couleur de terre, les lèvres boursouflées et sèches, la
langue ridée, la peau rugueuse; ses cheveux et sa barbe que le domestique
n'avait plus taillés depuis la maladie, ajoutaient encore à l'horreur
de la face creuse, des yeux agrandis et liquoreux qui brûlaient d'un éclat
fébrile dans cette tête de squelette, hérissée de
poils. Plus que sa faiblesse, que ses vomissements incoercibles qui rejetaient
tout essai de nourriture, plus que ce marasme où il plongeait, ce changement
de visage l'effraya. Il se crut perdu, puis, dans l'accablement qui l'écrasa,
une énergie d'homme acculé le mit sur son séant, lui donna
la force d'écrire une lettre à son médecin de Paris et
de commander au domestique de partir à l'instant à sa recherche
et de le ramener, coûte que coûte, le jour même.
Subitement, il passa de l'abandon le plus complet au plus fortifiant espoir;
ce médecin était un spécialiste célèbre,
un docteur renommé pour ses cures des maladies nerveuses: « il
doit avoir guéri des cas plus têtus et plus périlleux que
les miens, se disait des Esseintes; à coup sur, je serai sur pied, dans
quelques jours »; puis, à cette confiance, un désenchantement
absolu succédait; si savants, si intuitifs qu'ils puissent être,
les médecins ne connaissent rien aux névroses, dont ils ignorent
jusqu'aux origines. De même que les autres, celui-là lui prescrirait
l'éternel oxyde de zinc et la quinine, le bromure de potassium et la
valériane; qui sait, continuait-il, se raccrochant aux dernières
branches, si ces remèdes m'ont été jusqu'alors infidèles,
c'est sans doute parce que je n'ai pas su les utiliser à de justes doses.
Malgré tout, cette attente d'un soulagement le ravitaillait, mais il
eut une appréhension nouvelle: pourvu que le médecin soit à
Paris et qu'il veuille se déranger, et aussitôt la peur que son
domestique ne l'eût pas rencontré, l'atterra. Il recommençait
à défaillir, sautant, d'une seconde à l'autre, de l'espoir
le plus insensé aux transes les plus folles, s'exagérant et ses
chances de soudaine guérison et ses craintes de prompt danger; les heures
s'écoulèrent et le moment vint où, désespéré,
à bout de force, convaincu que décidément le médecin
n'arriverait pas, il se répéta rageusement que, s'il avait été
secouru à temps, il eût été certainement sauvé;
puis sa colère contre le domestique, contre le médecin qu'il accusait
de le laisser mourir, s'évanouit, et enfin il s'irrita contre lui-même,
se reprochant d'avoir attendu aussi longtemps pour requérir un aide,
se persuadant qu'il serait actuellement guéri s'il avait, depuis la veille
seulement, réclamé des médicaments vigoureux et des soins
utiles.
Peu à peu, ces alternatives d'alarmes et d'espérances qui cahotaient
dans sa tête vide s'apaisèrent; ces chocs achevèrent de
le briser; il tomba dans un sommeil de lassitude traversé par des rêves
incohérents, dans une sorte de syncope entrecoupée par des réveils
sans connaissance; il avait tellement fini par perdre la notion de ses désirs
et de ses peurs qu'il demeura ahuri, n'éprouvant aucun étonnement,
aucune joie, alors que tout à coup le médecin entra.
Le domestique l'avait sans doute mis au courant de l'existence menée
par des Esseintes et des divers symptômes qu'il avait pu lui-même
observer depuis le jour où il avait ramassé son maître,
assommé par la violence des parfums, près de la fenêtre,
car il questionna peu le malade dont il connaissait d'ailleurs et depuis de
longues années les antécédents; mais il l'examina, l'ausculta
et observa avec attention les urines où certaines traînées
blanches lui révélèrent l'une des causes les plus déterminantes
de sa névrose. Il écrivit une ordonnance et, sans dire mot, partit,
annonçant son prochain retour.
Cette visite réconforta des Esseintes qui s'effara pourtant de ce silence
et adjura le domestique de ne pas lui cacher plus longtemps la vérité.
Celui-ci lui affirma que le docteur ne manifestait aucune inquiétude
et, si défiant qu'il fût, des Esseintes ne put saisir un signe
quelconque qui décelât l'hésitation d'un mensonge sur le
tranquille visage du vieil homme.
Alors ses pensées se déridèrent; d'ailleurs ses souffrances
s'étaient tues et la faiblesse qu'il ressentait par tous les membres
s'entait d'une certaine douceur, d'un certain dorlotement tout à la fois
indécis et lent; il fut enfin stupéfié et satisfait de
ne pas être encombré de drogues et de fioles, et un pâle
sourire remua les lèvres quand le domestique apporta un lavement nourrissant
à la peptone et le prévint qu'il répéterait cet
exercice trois fois dans les vingt-quatre heures.
L'opération réussit et des Esseintes ne put s'empêcher de
s'adresser de tacites félicitations à propos de cet événement
qui couronnait, en quelque sorte, l'existence qu'il s'était créée;
son penchant vers l'artificiel avait maintenant, et sans même qu'il l'eût
voulu, atteint l'exaucement suprême; on n'irait pas plus loin; la nourriture
ainsi absorbée était, à coup sûr, la dernière
déviation qu'on pût commettre.
Ce serait délicieux, se disait-il, si l'on pouvait, une fois en pleine
santé, continuer ce simple régime. Quelle économie de temps,
quelle radicale délivrance de l'aversion qu'inspire aux gens sans appétit,
la viande! quel définitif débarras de la lassitude qui découle
toujours du choix forcément restreint des mets! quelle énergique
protestation contre le bas péché de la gourmandise! enfin quelle
décisive insulte jetée à la face de cette vieille nature
dont les uniformes exigences seraient pour jamais éteintes!
Et il poursuivait, se parlant à mi-voix: il serait facile de s'aiguiser
la faim, en s'ingurgitant un sévère apéritif, puis lorsqu'on
pourrait logiquement se dire: « Quelle heure se fait-il donc? il me semble
qu'il serait temps de se mettre à table, j'ai l'estomac dans les talons
», on dresserait le couvert en déposant le magistral instrument
sur la nappe et alors, le temps de réciter le bénédicité,
et l'on aurait supprimé l'ennuyeuse et vulgaire corvée du repas.
Quelques jours après, le domestique présenta un lavement dont
la couleur et dont l'odeur différaient absolument de celles de la peptone.
- Mais ce n'est plus le même! s'écria des Esseintes qui regarda
très ému le liquide versé dans l'appareil. Il demanda,
comme dans un restaurant, la carte, et, dépliant l'ordonnance du médecin,
il lut Huile de foie de morue 20 grammes Thé de boeuf 200 grammes Vin
de Bourgogne 200 grammes Jaune d'oeuf no 1.
Il resta rêveur. Lui qui n'avait pu, en raison du délabrement de
son estomac, s'intéresser sérieusement à l'art de la cuisine,
il se surprit tout à coup à méditer sur des combinaisons
de faux gourmet; puis, une idée biscornue lui traversa la cervelle. Peut-être
le médecin avait-il cru que l'étrange palais de son client était
déjà fatigué par le goût de la peptone; peut-être
avait-il voulu, pareil à un chef habile, varier la saveur des aliments,
empêcher que la monotonie des plats n'amenât une complète
inappétence. Une fois lancé dans ces réflexions, des Esseintes
rédigea des recettes inédites, préparant des dîners
maigres, pour le vendredi, forçant la dose d'huile de foie de morue et
de vin et rayant le thé de boeuf ainsi qu'un manger gras, expressément
interdit par l'Église; mais il n'eut bientôt plus à délibérer
de ces boissons nourrissantes, car le médecin parvenait, peu à
peu à dompter les vomissements et à lui faire avaler, par les
voies ordinaires, un sirop de punch à la poudre de viande dont le vague
arôme de cacao plaisait à sa réelle bouche.
Des semaines s'écoulèrent, et l'estomac se décida à
fonctionner; à certains instants, des nausées revenaient encore,
que la bière de gingembre et la potion antiémétique de
Rivière arrivaient pourtant à réduire.
Enfin, peu à peu, les organes se restaurèrent; aidées par
les pepsines, les véritables viandes furent digérées, les
forces se rétablirent et des Esseintes put se tenir debout dans sa chambre
et s'essayer à marcher, en s'appuyant sur une canne et en se soutenant
aux coins des meubles; au lieu de se réjouir de ce succès, il
oublia ses souffrances défuntes, s'irrita de la longueur de la convalescence,
et reprocha au médecin de le traîner ainsi à petits pas.
Des essais infructueux ralentirent, il est vrai, la cure; pas mieux que le quinquina,
le fer, même mitigé par le laudanum, n'était accepte et
l'on dut les remplacer par les arséniates, après quinze jours
perdus en d'inutiles efforts, comme le constatait impatiemment des Esseintes.
Enfin, le moment échut où il put demeurer levé pendant
des après-midi entières et se promener, sans aide, parmi ses pièces.
Alors son cabinet de travail l'agaça; des défauts auxquels l'habitude
l'avait accoutumé lui sautèrent aux yeux, dès qu'il y revint
après une longue absence.
Les couleurs choisies pour être vues aux lumières des lampes lui
parurent se désaccorder aux lueurs du jour; il pensa à les changer
et combina pendant des heures de factieuses harmonies de teintes, d'hybrides
accouplements d'étoffes et de cuirs.
- Décidément, je m'achemine vers la santé, se dit-il, relatant
le retour de ses anciennes préoccupations, de ses vieux attraits.
Un matin, tandis qu'il contemplait ses murs orange et bleu, songeant à
d'idéales tentures fabriquées avec des étoles de l'Église
grecque, rêvant à des dalmatiques russes d'orfroi, à des
chapes en brocart, ramagées de lettres slavones figurées par des
pierres de l'Oural et des rangs de perles, le médecin entra et, observant
les regards de son malade, l'interrogea.
Des Esseintes lui fit part de ses irréalisables souhaits, et il commençait
à manigancer de nouvelles investigations de couleurs, à parler
des concubinages et des ruptures de tons qu'il ménagerait, quand le médecin
lui assena une douche glacée sur la tête, en lui affirmant d'une
façon péremptoire, que ce ne serait pas, en tout cas dans ce logis
qu'il mettrait à exécution ses projets.
Et, sans lui laisser le temps de respirer, il déclara qu'il était
allé au plus pressé en rétablissant les fonctions digestives
et qu'il fallait maintenant attaquer la névrose qui n'était nullement
guérie et nécessiterait des années de régime et
de soins. Il ajouta enfin qu'avant de tenter tout remède, avant de commencer
tout traitement hydrothérapique, impossible d'ailleurs à suivre
à Fontenay, il fallait quitter cette solitude, revenir à Paris,
rentrer dans la vie commune, tâcher enfin de se distraire comme les autres.
- Mais, ça ne me distrait pas, moi, les plaisirs des autres, s'écria
des Esseintes indigné!
Sans discuter cette opinion, le médecin assura simplement que ce changement
radical d'existence qu'il exigeait était, à ses yeux, une question
de vie ou de mort, une question de santé ou de folie compliquée
à brève échéance de tubercules.
- Alors c'est la mort ou l'envoi au bagne! s'exclama des Esseintes exaspéré.
Le médecin, qui était imbu de tous les préjugés
d'un homme du monde, sourit et gagna la porte sans lui répondre.
CHAPITRE XVI.
Des Esseintes s'enferma dans sa chambre à coucher, se bouchant les oreilles
aux coups de marteaux qui clouaient les caisses d'emballage apprêtées
par les domestiques; chaque coup lui frappait le coeur, lui enfonçait
une souffrance vive, en pleine chair. L'arrêt rendu par le médecin
s'accomplissait; la crainte de subir, une fois de plus, les douleurs qu'il avait
supportées, la peur d'une atroce agonie avaient agi plus puissamment
sur des Esseintes que la haine de la détestable existence à laquelle
la juridiction médicale le condamnait.
Et pourtant, se disait-il, il y a des gens qui vivent solitaires, sans parler
à personne, qui s'absorbent à l'écart du monde, tels que
les réclusionnaires et les trappistes, et rien ne prouve que ces malheureux
et que ces sages deviennent des déments ou des phtisiques. Ces exemples,
il les avait cités au docteur sans résultat; celui-ci avait répété
d'un ton sec et qui n'admettait plus aucune réplique, que son verdict,
d'ailleurs confirmé par l'avis de tous les nosographes de la névrose,
était que la distraction, que l'amusement, que la joie, pouvaient seuls
influer sur cette maladie dont tout le côté spirituel échappait
à la force chimique des remèdes; et, impatienté par les
récriminations de son malade, il avait, une dernière fois, déclaré
qu'il se refusait à lui continuer ses soins s'il ne consentait pas à
changer d'air, à vivre dans de nouvelles conditions d'hygiène.
Des Esseintes s'était aussitôt rendu à Paris, avait consulté
d'autres spécialistes, leur avait impartialement soumis son cas, et,
tous ayant, sans hésiter, approuvé les prescriptions de leur confrère,
il avait loué un appartement encore inoccupé dans une maison neuve,
était revenu à Fontenay et, blanc de rage, avait donné
des ordres pour que le domestique préparât les malles.
Enfoui dans son fauteuil, il ruminait maintenant sur cette expresse observance
qui bouleversait ses plans, rompait les attaches de sa vie présente,
enterrait ses projets futurs. Ainsi, sa béatitude était finie!
ce havre qui l'abritait, il fallait l'abandonner, rentrer en plein dans cette
intempérie de bêtise qui l'avait autrefois battu!
Les médecins parlaient d'amusement, de distraction; et avec qui, et,
avec quoi, voulaient-ils donc qu'il s'égayât et qu'il se plût?
Est-ce qu'il ne s'était pas mis lui-même au ban de la société?
est-ce qu'il connaissait un homme dont l'existence essayerait, telle que la
sienne, de se reléguer dans la contemplation, de se détenir dans
le rêve? est-ce qu'il connaissait un homme capable d'apprécier
la délicatesse d'une phrase, le subtil d'une peinture, la quintessence
d'une idée, un homme dont l'âme fût assez chantournée,
pour comprendre Mallarmé et aimer Verlaine?
Où, quand, dans quel monde devait-il sonder pour découvrir un
esprit jumeau, un esprit détaché des lieux communs, bénissant
le silence comme un bienfait, l'ingratitude comme un soulagement, la défiance
comme un garage, comme un port?
Dans le monde où il avait vécu, avant son départ pour Fontenay?
- Mais la plupart des hobereaux qu'il avait fréquentés, avaient
dû, depuis cette époque, se déprimer davantage dans les
salons, s'abêtir devant les tables de jeux, s'achever dans les lèvres
des filles; la plupart même devaient s'être mariés; après
avoir eu, leur vie durant, les restants des voyous, c'était leurs femmes
qui possédaient maintenant les restes des voyoutes, car, maître
des prémices, le peuple était le seul qui n'eût pas du rebut!
Quel joli chassé-croisé, quel bel échange que cette coutume
adoptée par une société pourtant bégueule! se disait
des Esseintes.
Puis, la noblesse décomposée était morte; l'aristocratie
avait versé dans l'imbécillité ou dans l'ordure! Elle s'éteignait
dans le gâtisme de ses descendants dont les facultés baissaient
à chaque génération et aboutissaient à des instincts
de gorilles fermentés dans des crânes de palefreniers et de jockeys,
ou bien encore, ainsi que les Choiseul-Praslin, les Polignac, les Chevreuse,
elle roulait dans la boue de procès qui la rendaient égale en
turpitude aux autres classes.
Les hôtels mêmes, les écussons séculaires, la tenue
héraldique, le maintien pompeux de cette antique caste avaient disparu.
Les terres ne rapportant plus, elles avaient été avec les châteaux
mises à l'encan, car l'or manquait pour acheter les maléfices
vénériens aux descendants hébétés des vieilles
races!
Les moins scrupuleux, les moins obtus, jetaient toute vergogne à bas;
ils trempaient dans des gabegies, vannaient la bourbe des affaires, comparaissaient,
ainsi que de vulgaires filous, en cour d'assises, et ils servaient à
rehausser un peu la justice humaine qui, ne pouvant se dispenser toujours d'être
partiale, finissait par les nommer bibliothécaires dans les maisons de
force.
Cette âpreté de gain, ce prurit de lucre, s'étaient aussi
répercutés dans cette autre classe qui s'était constamment
étayée sur la noblesse, dans le clergé. Maintenant on apercevait,
aux quatrièmes pages des journaux, des annonces de cors aux pieds guéris
par un prêtre. Les monastères s'étaient métamorphosés
en des usines d'apothicaires et de liquoristes. Ils vendaient des recettes ou
fabriquaient eux-mêmes: l'ordre de Cîteaux, du chocolat, de la trappistine,
de la semouline et de l'alcoolature d'arnica; les ff. maristes du biphosphate
de chaux médicinal et de l'eau d'arquebuse; les jacobins de l'élixir
antiapoplectique; les disciples de saint Benoît, de la bénédictine;
les religieux de saint Bruno, de la chartreuse.
Le négoce avait envahi les cloîtres où, en guise d'antiphonaires,
les grands livres de commerce posaient sur des lutrins. De même qu'une
lèpre, l'avidité du siècle ravageait l'Église, courbait
des moines sur des inventaires et des factures, transformait les supérieurs
en des confiseurs et des médicastres, les frères lais et les convers,
en de vulgaires emballeurs et de bas potards.
Et cependant, malgré tout, il n'y avait encore que les ecclésiastiques
parmi lesquels des Esseintes pouvait espérer des relations appariées
jusqu'à un certain point avec ses goûts; dans la société
de chanoines généralement doctes et bien élevés,
il aurait pu passer quelques soirées affables et douillettes; mais encore
eût-il fallu qu'il partageât leurs croyances, qu'il ne flottât
point entre des idées sceptiques et des élans de conviction qui
remontaient de temps à autre, sur l'eau, soutenus par les souvenirs de
son enfance.
Il eût fallu avoir des opinions identiques, ne pas admettre, et il le
faisait volontiers dans ses moments d'ardeur, un catholicisme salé d'un
peu de magie, comme sous Henri III, et d'un peu de sadisme, comme à la
fin du dernier siècle. Ce cléricalisme spécial, ce mysticisme
dépravé et artistement pervers vers lequel il s'acheminait, à
certaines heures, ne pouvait même être discuté avec un prêtre
qui ne l'eût pas compris ou l'eût aussitôt banni avec horreur.
Pour la vingtième fois, cet irrésoluble problème l'agitait.
Il eût voulu que cet état de suspicion dans lequel il s'était
vainement débattu, à Fontenay, prît fin; maintenant qu'il
devait faire peau neuve, il eût voulu se forcer à posséder
la foi, à se l'incruster dès qu'il la tiendrait, à se la
visser par des crampons dans l'âme, à la mettre enfin à
l'abri de toutes ces réflexions qui l'ébranlent et qui la déracinent;
mais plus il la souhaitait et moins la vacance de son esprit se comblait, plus
la visitation du Christ tardait à venir. À mesure même que
sa faim religieuse s'augmentait, à mesure qu'il appelait de toutes ses
forces, comme une rançon pour l'avenir, comme un subside pour sa vie
nouvelle, cette foi qui se laissait voir, mais dont la distance à franchir
l'épouvantait, des idées se pressaient dans son esprit toujours
en ignition, repoussant sa volonté mal assise, rejetant par des motifs
de bon sens, par des preuves de mathématique, les mystères et
les dogmes!
Il faudrait pouvoir s'empêcher de discuter avec soi-même, se dit-il
douloureusement; il faudrait pouvoir fermer les yeux, se laisser emporter par
ce courant, oublier ces maudites découvertes qui ont détruit l'édifice
religieux, du haut en bas, depuis deux siècles.
Et encore, soupira-t-il, ce ne sont ni les physiologistes ni les incrédules
qui démolissent le catholicisme, ce sont les prêtres, eux-mêmes,
dont les maladroits ouvrages extirperaient les convictions les plus tenaces.
Dans la bibliothèque dominicaine, un docteur en théologie, un
frère prêcheur, le R.P. Rouard de Card, ne s'était-il pas
trouvé qui, à l'aide d'une brochure intitulée: «
De la falsification des substances sacramentelles » avait péremptoirement
démontré que la majeure partie des messes n'était pas valide,
par ce motif que les matières servant au culte étaient sophistiquées
par des commerçants.
Depuis des années, les huiles saintes étaient adultérées
par de la graisse de volaille; la cire, par des os calcinés; l'encens,
par de la vulgaire résine et du vieux benjoin. Mais ce qui était
pis, c'était que les substances, indispensables au saint sacrifice, les
deux substances sans lesquelles aucune oblation n'est possible, avaient, elles
aussi, été dénaturées: le vin, par de multiples
coupages, par d'illicites introductions de bois de Fernambouc, de baies d'hièble,
d'alcool, d'alun, de salicylate, de litharge; le pain, ce pain de l'eucharistie
qui doit être pétri avec la fine fleur des froments, par de la
farine de haricots, de la potasse et de la terre de pipe!
Maintenant enfin, l'on était allé plus loin; l'on avait osé
supprimer complètement le blé et d'éhontés marchands
fabriquaient presque toutes les hosties avec de la fécule de pomme de
terre!
Or, Dieu se refusait à descendre dans la fécule. C'était
un fait indéniable, sûr; dans le second tome de sa théologie
morale, S.E. le cardinal Gousset, avait, lui aussi, longuement traité
cette question de la fraude au point de vue divin; et, suivant l'incontestable
autorité de ce maître, l'on ne pouvait consacrer le pain composé
de farine d'avoine, de blé sarrasin, ou d'orge, et si le cas demeurait
au moins douteux pour le pain de seigle, il ne pouvait soutenir aucune discussion,
prêter à aucun litige, quand il s'agissait d'une fécule
qui, selon l'expression ecclésiastique, n'était, à aucun
titre, matière compétente du sacrement.
Par suite de la manipulation rapide de la fécule et de la belle apparence
que présentaient les pains azymes créés avec cette matière,
cette indigne fourberie s'était tellement propagée que le mystère
de la transsubstantiation n'existait presque jamais plus et que les prêtres
et les fidèles communiaient, sans le savoir, avec des espèces
neutres.
Ah! le temps était loin où Radegonde, reine de France, préparait
elle-même le pain destiné aux autels, le temps où, d'après
les coutumes de Cluny, trois prêtres ou trois diacres, à jeun,
vêtus de l'aube et de l'amict, se lavaient le visage et les doigts, triaient
le froment, grain à grain, l'écrasaient sous la meule, pétrissaient
la pâte dans une eau froide et pure et la cuisaient eux-mêmes sur
un feu clair, en chantant des psaumes!
Tout cela n'empêche, se dit des Esseintes, que cette perspective d'être
constamment dupé, même à la sainte table, n'est point faite
pour enraciner des croyances déjà débiles; puis, comment
admettre cette omnipotence qu'arrêtent une pincée de fécule
et un soupçon d'alcool? Ces réflexions assombrirent encore l'aspect
de sa vie future, rendirent son horizon plus menaçant et plus noir.
Décidément, il ne lui restait aucune rade, aucune berge. Qu'allait-il
devenir dans ce Paris où il n'avait ni famille ni amis? Aucun lien ne
l'attachait plus à ce faubourg Saint-Germain qui chevrotait de vieillesse,
s'écaillait en une poussière de désuétude, gisait
dans une société nouvelle comme une écale décrépite
et vide! Et quel point de contact pouvait-il exister entre lui et cette classe
bourgeoise qui avait peu à peu monté, profitant de tous les désastres
pour s'enrichir, suscitant toutes les catastrophes pour imposer le respect de
ses attentats et de ses vols?
Après l'aristocratie de la naissance, c'était maintenant l'aristocratie
de l'argent; c'était le califat des comptoirs, le despotisme de la rue
du Sentier, la tyrannie du commerce aux idées vénales et étroites,
aux instincts vaniteux et fourbes.
Plus scélérate, plus vile que la noblesse dépouillée
et que le clergé déchu, la bourgeoisie leur empruntait leur ostentation
frivole, leur jactance caduque, qu'elle dégradait par son manque de savoir-vivre,
leur volait leurs défauts qu'elle convertissait en d'hypocrites vices;
et, autoritaire et sournoise, basse et couarde, elle mitraillait sans pitié
son éternelle et nécessaire dupe, dire que je vais rentrer dans
la turpide et servile cohue du siècle! Il appelait à l'aide pour
se cicatriser, les consolantes maximes de Schopenhauer, il se répétait
le douloureux axiome de Pascal « L'âme ne voit rien qui ne l'afflige
quand elle y pense », mais les mots résonnaient, dans son esprit
comme des sons privés de sens son ennui les désagrégeait,
leur ôtait toute signification, toute vertu sédative, toute vigueur
effective et douce.
Il s'apercevait enfin que les raisonnements du pessimisme étaient impuissants
à le soulager, que l'impossible croyance en une vie future serait seule
apaisante.
Un accès de rage balayait, ainsi qu'un ouragan, ses essais de résignation,
ses tentatives d'indifférence. Il ne pouvait se le dissimuler, il n'y
avait rien, plus rien, tout était par terre; les bourgeois bâfraient
de même qu'à Clamart sur leurs genoux, dans du papier, sous les
ruines grandioses de l'Église qui étaient devenues un lieu de
rendez-vous, un amas de décombres, souillées par d'inqualifiables
quolibets et de scandaleuses gaudrioles. Est-ce que, pour montrer une bonne
fois qu'il existait, le terrible Dieu de la Genèse et le pâle Décloué
du Golgotha n'allaient point ranimer les cataclysmes éteints, rallumer
les pluies de flamme qui consumèrent les cités jadis réprouvées
et les villes mortes? Est-ce que cette fange allait continuer à couler
et à couvrir de sa pestilence ce vieux monde où ne poussaient
plus que des semailles d'iniquités et des moissons d'opprobres?
La porte s'ouvrit brusquement; dans le lointain, encadrés par le chambranle,
des hommes coiffés d'un lampion, avec des joues rasées et une
mouche sous la lèvre, parurent, maniant des caisses et charriant des
meubles, puis la porte se referma sur le domestique qui emportait des paquets
de livres. Des Esseintes tomba, accablé, sur une chaise. - Dans deux
jours je serai à Paris; allons, fit-il, tout est bien fini; comme un
raz de marée, les vagues de la médiocrité humaine montent
jusqu'au ciel et elles vont engloutir le refuge dont j'ouvre, malgré
moi, les digues. Ah! le courage me fait défaut et le coeur me lève!
- Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l'incrédule
qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s'embarque seul, dans la
nuit, sous un firmament que n'éclairent plus les consolants fanaux du
vieil espoir!